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vendredi 29 mars 2024

Brandon Sanderson : Tress de la mer émeraude


 

Tress de la mer d'émeraude est un livre de  Brandon Sanderson, le premier des quatre romans secrets écrits par l'auteur pendant la pandémie de covid19.

Tress vit sur un rocher, une île exiguë que la pierre noire rend plutôt lugubre. Seuls les marins qui déchargent les marchandises lui laissent entrevoir d’autres horizons, les lunagrées, dont les douze lunes de couleurs différentes sont vénérées comme des déesses par les habitants du pays.
La jeune fille vit dans la lunagrée verdoyante, celle qui déverse des spores vertes, ( mortelles au contact de l’eau), celles-ci formant l’océan de la même couleur. Un océan de spores ! La vie est monotone sur l’île mais Tress, petite fille humble, effacée et sage, simple laveuse de vitres, s’en accommode.  N’a-t-elle pas pour ami, le "jardinier" du château,  Charlie, qui n’est autre que le fils du Duc ? Or, elle est amoureuse  de lui et réciproquement. Mais voilà que Charlie est amené au loin par son père pour se marier avec une princesse et qu’il disparaît, enlevé par la sorcière de la mer de Minuit, la mer aux spores noires, la plus dangereuse de toutes. Il faut traverser la mer Pourpre où vit un terrible dragon pour atteindre l’antre de  la sorcière et l’affronter.  
Pour sauver le jeune homme, Tress décide de partir et comme chacun le sait, l’amour soulève les montagnes et, en l’occurence, ici, traverse les océans ! 

Comment la petite laveuse de vitres va-t-elle s’enfuir, passagère clandestine sur un bateau de contrebandiers, puis prisonnière et bientôt capitaine sur un vaisseau de pirates ? Comment va-t-elle être aidée (ou non?) par son ami le rat parlant et les marins ? Comment va-t-elle se révéler fûtée, fûtée, et pleine de ressources, la petite laveuse de vitres ? C’est ce que je ne vous dirai pas !  Il va falloir lire le livre! Et oui, c’est comme ça, la vie !

Ma première impression, je l’avoue, a été de me retrouver dans un conte de fées traditionnel plutôt que dans un roman Fantasy : la structure d’abord en trois parties, la situation initiale, l’élément perturbateur, les péripéties avec les adjuvants magiques ou pas qui interviennent jusqu’à la résolution finale si possible heureuse. L’héroïne, la petite laveuse de vitres, est bien un personnage de contes déterminée par ce qu’elle représente socialement et non par ce qu’elle est,  comme la petite fille aux allumettes, le petit ramoneur, le vilain petit canard…
Je me suis dit qu’il s’agissait donc d’un conte pour enfants et j’ai un peu renâclé à entrer dans le livre. J’aime les romans fantasy mais ceux qui s’adressent aux adultes. Pourtant, je voyais déjà se dessiner l’originalité du récit, c’est la fille qui part secourir son amoureux (un peu falot, le pauvre gars !) et qui va se révéler indépendante, intelligente, astucieuse et courageuse et, ce qui n'empêche rien, gentille, altruiste! Elle devient donc au cours de la lecture, de plus en plus intéressante surtout quand son caractère s’affirme et qu’elle commence à travailler avec les spores.  Donc, un bon point ! Ensuite, j’ai commencé à goûter un humour à La Princesse Bride, le film culte de mes filles, de mes petits-enfants et de leur grand-mère, vu et revu cent fois.  Et là, re re re bon point !

Mais j’étais gênée parfois par un humour potache, un peu lourd, en tout cas que je ne comprenais pas toujours, jusqu’au moment où je me suis aperçue que c’était le narrateur Hoid* qui prenait la parole, un être apparemment fou, subissant un sortilège lancé par la sorcière et qui tient des propos incohérents dont certains, pourtant, ont un sens caché. J’ai pensé aux personnages d’Alice au pays des Merveilles, le chapelier par exemple, confinant à l’absurde, un humour au deuxième degré. Le roman prenait des colorations différentes, interrompues parfois par des considérations qui s’adressent aux adultes plutôt qu’aux enfants. Et finalement j’ai aimé et je l’ai lu avec plaisir.

Bon, je me serais épargnée toutes ces hésitations, ces interrogations sur le roman si j’avais lu la post-face de Brandon Sanderson, avant ma lecture mais, disciplinée, je l’ai lue après : «  Je ne voulais pas d’un conte de fées, mais visais quelque chose d’adjacent. L’idée n’était pas néanmoins pas d’obtenir un résultat trop enfantin. Je souhaitais quelque chose que mes fans apprécieraient : un conte de fées pour adultes en quelque sorte. Chemin faisant, je me suis retrouvé en train de repenser à l’incroyable roman de William Goldman, Princess Bride (1987) qui parmi mes lectures, se rapproche le plus du ton que je tâchais d’atteindre . »  Un conte de fées pour adultes, c’est exactement ce qu’il est parvenu à réaliser !

*C’était le premier livre que je lisais de Brandon Sanderson  donc je ne savais pas  que Hoid est un personnage récurrent dans les livres de cet auteur et dans l’univers du Cosmere qu’il a créé.. Elantris est le premier  livre où il apparaît.

Et comme il s'agit de navigation même sur des spores, je participe à la lecture commune du Booktrip en mer de Fanja ICI

 


 

jeudi 7 mars 2024

David Grann : La note américaine

 

J’ai découvert David Grann avec Les Naufragés du Wager (ICI) que j’ai vraiment beaucoup aimé. Il me restait donc à lire La note américaine dont les échos sont élogieux dans les blogs.

Nous sommes en 1921 chez les Osages. Cette tribu indienne a été chassée de ses terres du Kansas pour y installer les colons blancs au XIX siècle, dans les années 1870, et a été reléguée sur les territoires les plus rocailleux, les plus déshérités de l’Oklahoma. Mais le découverte de gisements de pétroles va changer la donne et faire des Osages l’un  des peuples les plus riches du monde. Scandaleux ! Non seulement ils sont millionnaires mais, en plus, ils se font servir par des domestiques… blancs ! Le monde renversé ! Tout va être mis en place pour les dépouiller de leur fortune, les spolier de leurs biens, par tous les moyens légaux ou non, y compris le meurtre, et ceci avec la complicité des pouvoirs politiques, financiers et juridiques des Etat-Unis.

Le livre se divise en trois parties :

Première Chronique : La femme marquée

 

Mollie Buckhart et son interprète dans le film de Scorcese
 

C’est à travers le personnage de Mollie Burkhart, une indienne osage, que l’écrivain va présenter cette période qui  commence en 1921, période que l’on a appelée le règne de la terreur et dont la durée officielle est de quatre ans. Mais l'enquête révèle que les meurtres ont commencé certainement plus tôt et ont continué au-delà. Cette première partie nous éclaire aussi sur la vie des indiens osages par le passé et maintenant qu’ils sont devenus riches, la perte de leurs traditions, de leurs croyances. Leurs enfants leur sont enlevés pour être éduqués dans des internats religieux. Le gouvernement les déclare inaptes (ce sont des indiens donc incapables! ) à gérer leur fortune et les met sous tutelle. Les curateurs, des blancs, leur refusent toute dépense, chipotent sur leurs besoins et les dépouillent peu à peu de leurs biens.

« …par exemple le cas d’une veuve dont le curateur avait disparu en emportant presque tous ses biens, avant de l’informer qu’elle n’avait plus un sou, et l’avait laissée élever ses deux enfants en bas âge dans la misère. Quand l’un des enfants tomba malade, le curateur refusa de lui octroyer le moindre centime. Dépourvu d’une nourriture suffisante et de soins médicaux, l’enfant décéda. »

Mollie, mariée à un blanc Ernest Buchart, a vu disparaître sa soeur Minnie et sa mère Lizzie, toutes deux empoisonnées, sa soeur Anna tuée d’un balle est retrouvée dans un ravin. Plus tard c’est sa soeur Rita et son mari qui disparaissent dans un attentat contre leur maison. D’autres meurtres font régner la terreur dans tout le comté osage. La police et la justice bâclent les enquêtes, peu soucieuses de trouver les coupables dont on pressent qu’ils bénéficient de protections occultes. Devant la mauvaise volonté des autorités, les familles touchées par ces meurtres engagent des détectives privés qui engrangent de nombreux renseignements, ouvrent de nombreuses pistes mais en vain. W W. Vaughan, un avocat honnête, semble avoir élucidé les crimes, mais au moment où il va révéler la vérité, il meurt assassiné. Mollie, désespérée, se barricade dans sa maison mais on apprend qu’elle est en train de mourir, elle aussi empoisonnée.


Deuxième chronique : L’homme d’indices



Dès 1908 Roosevelt avait créé le Bureau of investigation (Le BOI)  qui deviendra le FBI. En 1925, le nouveau patron du BOI, J. Edgar Hoover va le diriger de manière dictatoriale et le moderniser. Il demande à l’ancien ranger, Tom White, de prendre l’affaire en main et lui envoie des agents infiltrés. Le groupe parvient à établir la culpabilité de certains, en particulier d’un personnage haut placé. Cette seconde partie nous révèle les dessous de l’enquête et décrit le procès difficile et tumultueux. Mollie qui a survécu y assiste.

« Mais White savait que le système judiciaire américain, au même titre que ses services de police, était gangréné par la corruption. Il y avait beaucoup de juges et d’avocats véreux. Les témoins étaient menacés et le jury acheté. »


Troisième chronique : Le journaliste


Ernest Buckhart et son Interprète Di caprio

Au-delà de l’enquête, le journaliste, David Grann donc, continue ses recherches. Il rencontre les petits-enfants des Osages qui ont connu le règne de la terreur. Ces descendants gardent en mémoire cette horrible période et les meurtres de leurs grands-parents qui n’ont pas obtenu justice. Les coupables ont bénéficié de remises peine, d’amnistie, ou n’ont tout simplement pas été poursuivis. Le journaliste  découvre qu’il y a de nombreux meurtres restés impunis ou qui n’ont été ni reconnus comme tels, ni fait l’objet d’une enquête.

Les Osages vivent dans le souvenir et l’amertume : «  Cette terre est gorgée de sang » commenta Mary Jo  (Marie Jo Webb petite-fille de Paul Pearce assassiné pendant la terreur ). Elle se tut un instant et nous entendîmes les feuilles des chênes bruisser dans le vent. Puis elle me rappela ce que Dieu avait dit à Caïn après le meurtre d’Abel : « La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. ».

Le livre de David Grann se révèle une enquête complexe qui tient en haleine, éclairant les manquements de la justice face à la disparition violente de nombreux membres de la tribu, révélant les zones d’ombre, les complicités, les mensonges et les non-dits. Les personnages prennent vie et nous assistons, révoltés et désemparés, à leurs souffrances. Grâce au dépouillement d'archives, de mémoires, et de la presse de l’époque et à la rencontre des descendants des Osages disparus, David Grann mène une investigation passionnante que l'on ressent aussi comme un cri d'indignation et un appel à la justice.

dimanche 3 mars 2024

Pete Fromm : Le lac de nulle part

 

Trig et Al, des jumeaux, garçon et fille, sont invités par leur père pour une "aventure " en canoë sur les lacs canadiens. Qu'est-ce qui les pousse à accepter cette invitation alors qu'ils n'ont plus vu leur père depuis des années ? C'est d'autant plus étonnant qu'ils le savent bien, on ne part pas dans ces régions au mois de Novembre, quand le froid s'abat sur le pays et que les lacs commencent à geler ? De plus les relations entre le père et la fille Al sont plutôt tendues !  Le désir, peut-être, maintenant qu'ils sont adultes et qu'ils ont chacun une vie séparée, de retrouver leur enfance, quand, avec leurs parents qui n'étaient pas pas encore divorcés, ils partaient camper à la dure, se nourrissant de leur pêche.  

De lac en lac, de portage en portage, de  bivouac en bivouac, les voilà qui s'enfoncent  toujours  plus loin dans cette nature sauvage que la civilisation n'a pas encore atteinte jusqu'au lac qui n'a pas de nom, le lac de Nulle Part.  Mais alors qu'ils s'aperçoivent que leur père n'a plus toute sa tête et qu'il les a perdus dans des contrées inconnues, la neige fait son apparition et le gel se referme sur leurs traces. Ce voyage au coeur des paysages canadiens se révèle aussi un voyage intérieur au pays de leur enfance, révélant les blessures profondes, les colères, les non-dits familiaux, mais aussi l'amour et la complicité encore intactes des jumeaux, deux contre tout !

Le récit de cette aventure, surtout au moment où s'amorce le retour problématique vers la civilisation, m'a tenue en  haleine car  Pete Fromm est un bon narrateur qui sait ménager ses effets. Les  dangers encourus par les personnages relancent savamment l'intérêt du roman. Pourtant, cette lecture ne pas pas entièrement convaincue. J'ai pensé mais en moins terrible, moins puissant, moins grandiose, au récit de Jack London L'amour de la vie (Ici)  dans lequel l'homme perdu dans le grand silence blanc lutte pour revenir à la civilisation dans un combat surhumain contre les pièges que lui tend la nature. Et ce livre n'est pas, non plus, au niveau d'un autre livre de Pete Fromm, Indiana Creek ! (voir   Ici) . Tout paraît édulcoré ! 

 C'est l'un des jumeaux, Trig, (Trigonométrie, leur père est mathématicien) qui raconte l'histoire à la première personne, ce qui explique que sa soeur, Al (Algèbre), et son père lui paraissent parfois incompréhensibles ! Mais, même lorsque l'on comprend mieux les personnages, on ne parvient jamais vraiment à être en empathie avec eux, peut-être parce que l'analyse n'est pas approfondie et que l'on ne peut croire aux retrouvailles de Al et de son père. On reste en surface. On est loin de la finesse psychologique de Avant la nuit (Ici) .

Bref la lecture du roman est agréable mais je n'ai pas retrouvé les émotions provoquées par les oeuvres de Pete Fromm que je cite ci-dessus et qui restent mes préférées.


Voir Aifelle ICI

 Une comète ICI

Violette ICI

jeudi 9 novembre 2023

Kimi Cunningham Grant : Les rancoeurs de la terre

 

 

Les rancoeurs de la terre de Kimi Cunnigham Grant est un roman de la rentrée littéraire 2023 qui n’aura pas fait de bruit mais qui,  pourtant, ne manque pas d’intérêt.

Le récit qui se déroule en Pennsylvanie présente une intrigue policière dans laquelle Red, le shérif de Fallen Mountains, qui va bientôt partir à la retraite, est chargé d’élucider le mystère de la disparition de Transom Shultz, revenu au pays après des années d’absence, personnage ayant laissé le souvenir d’un passé sulfureux.

Or Red, le sait bien - son père lui a assez souvent répété cette citation de Faulkner -  : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais le passé. ». Et l’enquête qu’il va mener, effectivement, ramène à la surface tous les secrets, les blessures, les rancoeurs, enfouis dans la mémoire de certains des habitants de cette petite ville. Red, lui-même n’a-t-il pas, lui aussi, une erreur à se reprocher ? Un poids qui pèse sur sa conscience ?

On s’en doute cette disparition est inquiétante et bien vite l’on va découvrir que Transom qui est le fils d’un riche entrepreneur, tout puissant dans la région, ne compte pas que des amis parmi les anciens de son collège. La belle et orgueilleuse Laney,  ex-petite amie ne lui pardonne pas sa défection et il y a entre lui et Possum, un garçon ainsi surnommé car son physique le fait ressembler à opossum, une haine qui cache un terrible secret. Et que dire de Chase, l’ami d’enfance, le presque frère, qui à la mort de son grand-père Jack est obligé de lui vendre ses terres ? Sinon que Transom le trahit et brise leur amitié en cédant la proprieté à une compagnie pétrolière qui saccage les arbres que Chase aime tant, cette nature qu'il admire, cette terre dont il vit mal mais qui donne un sens à sa vie !

« Ce que Transom ne semblait pas vouloir comprendre en revanche, c’est que ça n’était pas aussi simple. La question n’était pas seulement financière; l’enjeu n’était pas de simplifier la tâche. Il y avait une forme de fierté à cultiver la terre, à la connaître et à veiller sur elle… Et Transom venait d’en priver Chase. Il ne pourrait jamais la retrouver. »

Le roman au-delà de l’intrigue policière peint la vie d’une petite ville ou tout le monde se  connaît, un microcosme où bouillonne tout une vie sous-jacente faite de rumeurs, de non-dits, de ressentiments, une ville où la vie professionnelle de chacun dépend d’un seul homme qui détient le pouvoir financier et peut exercer des pressions sociales liberticides. L’écrivaine introduit un thème écologique en peignant la nature sacrifiée aux exploitations d’énergie fossile et à l’argent. L’analyse psychologique des personnages est fouillée, sensible, et nous permet de nous intéresser à des personnages qui ont une force et une profondeur.

De plus le roman a une certaine noirceur mais n’est pas sans espoir comme on peut le constater quand le shérif parvient à se libérer au cours d’une belle scène pleine d’émotion qui le confronte à Possum : "Dans les jours qui avaient suivi la disparition de Transom, il avait compris que son père avait raison. Le passé n’est jamais mort, il n’est jamais le passé. On n’était pas non plus obligé, néanmoins, de se laisser posséder par lui. De se définir à travers lui. »

Un bon roman, donc, agréable à lire.


mercredi 18 octobre 2023

David Grann : Les naufragés du Wager


 

En 1739, la Grande-Bretagne et l’Espagne se lancent dans une guerre maritime pour étendre leur Empire respectif et s’approprier les richesses des colonies. C’est ainsi que la Grande Bretagne arme cinq navires confiés au commodore George Anson chargé de doubler le cap Horn en direction des Philippines afin de détruire des navires ennemis, d’affaiblir les possessions espagnoles de l’Amérique du Sud et de s’emparer des richesses d’un galion que l’Espagne envoie deux fois par an du Mexique en Asie. Le Wager est un de ces cinq navires et l’on peut dire que, dès le début, le voyage s’annonce mal puisque l’escouade  prend la mer en 1740 avec des mois de retard rendant impossible le passage du cap Horn avant les grandes tempêtes d’hiver.

Pour écrire ce récit non-fictionnel Les Naufragés du Wager David Grann s’appuie sur les nombreuses archives qui ont documenté ce voyage tragique, journaux de bord des commandants, de leurs seconds mais aussi des membres de l’équipage, témoignages, correspondances, articles parus dans les gazettes de l’époque, compte rendu du procès qui eut lieu à l’issue de la mission, sans compter tous les ouvrages qui ont tenté de comprendre ce qui s’était passé et d’en donner une explication. Mais, conclut l'auteur,  il faut bien avouer que devant tous ces points de vue divergents, la vérité est bien impossible à établir.

 "Aussi, nous avertit-il, au lieu de lisser les dissonances ou d'obscurcir davantage les éléments de preuve, j'ai voulu présenter tous les aspects de cette affaire, en vous laissant le soin de rendre le verdict ultime : le jugement de l'histoire."

Ce travail se présente donc comme une enquête judiciaire qui cherche à éclairer les faits sans influencer notre jugement, un sérieux et impartial travail d'historien. 

John Byron, le grand-père du poète George Byron


 Mais c’est aussi un récit d’aventures car la réalité, parfois, dépasse  la fiction et l’on finit par penser que Robinson Crusoé avait bien de la chance d’être exilé en solitaire sur une île hospitalière, de même que les mutins du  Bounty sur une terre paradisiaque.

David Grann nous présente d’abord les membres de l’expédition, du moins ceux qui ont tenu un rôle important : le Commodore George Anson, le capitaine du Wager, David Cheap, l’enseigne John Byron (l’ancêtre du poète) et ses pairs Henry Cozens et Isaac Morris, le lieutenant Hamilton ainsi que certains hommes de l’équipage qui eurent une influence décisive sur les cours des évènements comme le canonnier John Bulkeley, le charpentier Cumming et bien d’autres. Ils nous apparaissent, dotés d’un passé, d’une famille, d’une personnalité avec leurs qualités et leurs faiblesses, leurs rêves et leurs ambitions. David Grann leur redonne vie tout en respectant scrupuleusement ce que l’on sait des personnages. Certains, les nobles, assez riches pour se faire portraiturer, ont aussi un visage.
Comme des héros de romans, l’écrivain les lance à travers l’Atlantique, livrant bataille, tout canons dehors, décimés par le choléra et le scorbut, bravant les vagues gigantesques du Cap Horn, description que le talent de David Grann rend terrifiante, faisant naufrage sur une île de la Patagonie désormais appelée l’île du Wager. Cette terre désolée, battue par les vagues, toujours recouvertes de sombres nuages, de neige, de gel, sans aucune ressource alimentaire à part quelques rares coquillages est bien ce que l’on peut appeler un enfer sur la terre. Les marins souffrent de faim, de froid, de maladie d’une manière qui semble être au-delà de tout endurance humaine.  Ils survivent grâce à quelques vivres retirées de l’épave mais les relations humaines se dégradent, la solidarité ne fait pas long feu, l’obéissance au capitaine non plus, mutinerie, vols, actes de violence, meurtre, cannibalisme… 

Le capitaine David Cheap
 

Finalement, avec le bois récupéré du Wager, les survivants vont construire des embarcations et s’enfuir,  le groupe des mutins en abandonnant le capitaine et ses alliés qui partiront de leur côté.  Lorsqu’ils reviendront en Angleterre les mutins et le capitaine David Cheap auront à répondre de leurs actes devant un tribunal. Aucun n’est irréprochable ! 


Famille de Kawesquars, les nomades de la Mer,


Un essai passionnant, donc, comme un roman d’aventures mais qui est aussi une réflexion sur la civilisation. Comme dans Sa Majesté des Mouches, l’ouvrage de William Golding, l’on voit qu’elle n’est qu’un vernis qui s’effrite face à l’adversité. L'homme cesse d'obéir aux lois morales de son pays quand il n'y est pas obligé s'il est réduit à la famine et au désespoir. Et l’on se dit que c’est une leçon d’humilité pour l'être humain ! Une leçon pour tous les pays colonialistes aussi, si pénétrés de la supériorité de leur civilisation ! 
Une leçon pour la Grande-Bretagne -car c'est elle qui est visée ici-  et sa prétention à la supériorité sur les autres peuples !  Les marins anglais sont secourus pas un peuple amical et altruiste, les Kawesquars appelés les nomades de la Mer.
 
 ...trois canoës avaient surgi du brouillard... Il y avait à bord plusieurs hommes à la poitrine nue et aux longs cheveux noirs, armés de lances et de frondes. Il pleuvait, un vent du Nord soufflait avec force et Byron, frigorifié, fut frappé par le spectacle de leur nudité. "Leur tenue n'était faite que de quelques morceaux de peaux de bête autour de la taille et d'un vêtement tissé de plumes sur les épaules", rapporta-t-il.
Le feu était allumé dans chaque canoë et les rameurs semblaient indifférents au froid lorsqu'ils manoeuvraient avec adresse au milieu des vagues. Ils étaient accompagnés de plusieurs chiens, "des animaux qui avaient l'air de corneaux", note Byron, qui surveillaient la mer comme des vigies à l'air farouche."
C'était un groupe de Kawesquars signifiant "peuple qui se vêt de peaux". Avec d'autres groupes  indigènes les kawesquars s'étaient installés en Patagonie, en Terre de Feu des milliers d'années plus tôt.
 
Navigateur chevronné, ce peuple, exceptionnellement adapté à ce climat extrême, connaissait les moindres recoins de la côte, les courants, les cheneaux, les récifs, les abris protégés. Ce sont les femmes qui pilotaient et qui plongeaient vers le fond, dans les eaux glaciales, pour pêcher des oursins. Les hommes chassaient le phoque, l'otarie, le lion de mer. Les Kawesquars ne restaient jamais longtemps sur la même place pour éviter d'épuiser les ressources. Leurs chiens leur servent de veilleurs de nuit, de compagnons de chasse, d'animaux domestiques. Les autotchtones apportent de la nourriture aux anglais, leur offrent des moules d'une taille inusitée et, conscients de la situation désespéré des naufragés, reviennent plusieurs fois pour les aider, apportant chaleur humaine et empathie. Loin d'en être reconnaissant, le groupe des mutins les considère comme des inférieurs et devient menaçant envers eux, cherchant à séduire les femmes et à voler les canoës.
 
Les autres naufragés, Byron et ses fidèles, sauvés par des guides incontestablement supérieurs à eux sur le plan de la navigation et de la connaissance de la nature trahissent "leur racisme viscéral". Byron  appelait les  Patagoniens "des  sauvages". Campbell écrivait : "Nous n'osions déplorer aucun manquement dans leur conduite, alors qu'ils se considéraient comme nos maîtres, et que nous étions obligés de nous soumettre à eux en toutes choses. "  
"En effet, le sentiment de supériorité des naufragés étaient chaque jour battu en brèche."
 
Et à cet égard, la séance du procès est un chef d'oeuvre d'hypocrisie que David Grann dénonce avec ironie et délectation. Mais je ne vous en dis pas plus.  Lisez plutôt le livre, il est passionnant !


***


 Participation au challenge des minorités ethniques initié par Ingammic





dimanche 30 juillet 2023

Non loin d'ici de John-Patrick Shanley

 



 THEATRE LES GEMEAUX

« Un Pagnol à l’Irlandaise »

Cette comédie dramatique raconte l’histoire de deux célibataires quarantenaires, Anthony et Rosemary.
Anthony a passé toute sa vie dans la ferme familiale, enfermé dans sa solitude. Rosemary, qui vit dans la ferme voisine depuis toujours, l’attend … laissant s’écouler les années éternellement.

Alors que le père d'Anthony menace de le déshériter et de vendre la ferme, le rêve de Rosemary s’effondre. Et si Anthony venait à s’envoler loin, loin d’ici ?...

Dans cette pièce, John Patrick Shanley propose une introspection, à la fois drôle et émouvante, sur nos rêves et nos désirs, enfouis sous la chape du déni et de la fuite. La remise en cause des certitudes et des peurs est douce et familière car l’histoire qui nous est présentée est à la fois proche et éloignée de notre quotidien. 

 On se rassure en se disant que c’est « non loin d’ici ». La pièce parle d'amour, de deuil et de transmission. Les personnages ressemblent à des archétypes qui, se fissurant, expriment une humanité touchante, comme dans une photo de Raymond Depardon. Ils transmettent un message d’espoir : il n’est jamais trop tard pour vivre librement. Mais pour cela il faut s’affranchir des atavismes familiaux… Et le plus tôt sera le mieux !


Mon Avis

La qualification d'un Pagnol à l'irlandaise ne me paraît pas bien choisie ! Non, le ton n'est pas celui de Pagnol et nous sommes loin de la faconde, du soleil et des mas provençaux. La pièce nous parle du froid et de la solitude, de "taiseux" qui ne savent pas exprimer pas leurs sentiments, des années qui s'écoulent avec le passage triste (mais beau) des saisons, des envies de suicide, des rêves d'évasion. 

Nous vivons en Irlande, dans des fermes isolées, nous pourrions être en Lozère sur les hautes terres... La comparaison avec le film de Raymond Depardon me paraît plus juste. 

Nous sommes dans un pays où le père est prêt à enlever la ferme à son fils parce qu'il "n'aime" pas la terre même s'il la travaille laborieusement, cette terre, et y consacre sa vie. Le ton est juste et vrai, entre émotion et humour.

La pièce est comme une petite musique douce, mélancolique, rythmée par les belles images en écran de fond, aux couleurs de l'automne, de la neige et de la floraison, en un retour qui paraît éternel ! Et on aimerait qu'ils se disent, "je t'aime ", ces deux-là, au lieu de vivre seuls, crevant de solitude, chacun dans sa maison familiale, après la mort de leurs parents. Heureusement, la pièce se termine par une jolie note d'espoir !



Un beau spectacle que j'ai beaucoup aimé et bravo aux quatre comédiens!

 

 NON LOIN D'ICI
 
Auteurs

John Patrick Shanley, Adaptation : Julie Delaurentis 

 


Interprètes / Intervenants

  • Mise en scène : Manuel Olinger
  • Interprète(s) : Pierre Santini, Gregori Derangère, Michèle Simonnet, Julie Delaurenti
  • Lumières : Didier Brun
  • Musiques : Jean-François Farge
  • Décor : Virgile Baron
  • Costumes : Atelier Des Petites Mains
  • Régisseuse : Floriane Vaesken
  • Photos : Aurore Vinot

 

Cie Div'Art L-D-19-234

Produit par la compagnie Div'Art avec la participation de Gilles Bonamy.
Soutenu par la SPEDIDAM, Le Parc naturel régional Normandie Maine et le Conseil Départemental de l'Orne.


 

dimanche 25 juin 2023

Sujata Massey : la malédiction de Satapur

 

Sujata Massey est une écrivaine américaine d’origine anglaise, indienne et suisse. Elle commence une série policière mettant en scène son héroïne Perveen Mistry dans Les veuves de Malabar Hill  que je n'ai pas lu puis dans La malédiction de Satapur, le roman dont je vais parler aujourd’hui.

Le roman La malédiction de Satapur  se déroule à Bombay en 1921puis à Satapur. Perveen Mistry a pour modèle Cornelia Sorbji, la première femme indienne a avoir fait des études de droit à Oxford et Mithan Jamshed Lam, la première femme indienne à avoir été inscrite au barreau à Bombay. Comme elles, Perveen Mistry qui  a rejoint le cabinet d’avocats de son père, devient la première femme avocate en Inde alors que seuls les hommes sont autorisés à plaider. 

L'Inde : un protectorat britannique 

 

En 1921, l’Inde est sous protectorat du Royaume-uni. C'est à ce titre que les agents politiques anglais  doivent intervenir pour régler les litiges qui surviennent dans les petits royaumes régis par des souverains indiens.

Bien que le gouvernement britannique détienne le pouvoir sur approximativement soixante et un pour cent du sous-continent, le reste de l’Inde était un patchwork de petits et grands Etats, et de possession territoriales dirigées par des Hindous, des Musulmans et quelques Sikhs. En échange d’être dispensées de la loi anglaise, de nombreuses royautés payaient des tributs aux Britanniques sous la forme de liquidités ou de récoltes.

A Satapur, dans les montagnes Sahyadri, le maharajah vient de mourir ainsi que son fils aîné dans des circonstances suspectes. L’héritier au trône est trop jeune pour régner. Les deux Maharanis, la mère et la femme du roi défunt, s’opposent en ce qui concerne l’avenir du jeune héritier et son éducation.

La reine douairière veut qu’il fasse des études au palais comme par le passé. La jeune souhaite qu’il aille étudier en Angleterre et elle insinue que la vie de son fils lui paraît menacée s’il reste sur place. Toutes deux demandent l’arbitrage du protectorat et comme l’agent politique en place, Colin Sandringham, ne peut être reçu par des femmes qui pratiquent la purdah ( séparation stricte des hommes et des femmes), Perveen Mistry, en tant  que femme et avocate,  accepte de représenter le gouvernement britannique et se rend à Satapur pour donner un avis impartial.

Une intrigue policière

C’est donc à Satapur que Perveen va accomplir sa mission non sans danger, on s’en doute ! Après sa rencontre avec Colin, elle va voyager en palanquin, ce qui n’est pas de tout repos ! découvrir l’intérieur d’un palais royal, faire connaissances des ranis, échapper à bien des dangers, tout en protégeant les enfants royaux et en risquant sa vie. Car, il s’agit d’un roman policier, ne l’oublions pas ! A ce propos, j’ai trouvé que l’action policière avait bien du mal à se mettre en place et les péripéties du drame qui se joue dans cette petite cour royale interviennent assez tardivement. Plus intéressantes sont les connaissances que nous apporte l’écrivaine sur l’Inde du début du XX siècle.

 
 Une critique de la colonisation britannique

Le livre est une  critique de l’hégémonie britannique sur l'Inde. La première réaction de Perveen quand on lui  propose cette mission est celle-ci  :  

Elle faillit lâcher sa tasse de thé. Il était hors de question qu’elle travaille pour l’Empire britannique qui maintenait l’Inde sous sa patte d’éléphant depuis le XVII siècle.

Elle qui sympathise avec les idées sur la liberté de Ghandi doit militer en cachette pour qu’une répression financière ne s’abatte pas sur le cabinet de son père. Il en est de même des souverains des petits états qui doivent accepter les mariages imposés par les Britanniques sous peine d’augmentation des impôts.

l'Inde :  coutumes, moeurs et religions

Le livre est un puits de savoir sur le vocabulaire, les moeurs et les coutumes de l’Inde, sur les fleurs et les plantes, sur la cuisine, les saveurs, sur la toilette des femmes, leurs coiffures, les cosmétiques…

Sur la religion, nous apprenons que Perveen est Parsi et zoroastrienne, religion monothéiste antérieure à l’Islam et au Christianisme dont le prophète est Zarathustra et que cette religion ne connaît ni la purdah pour les femmes, ni le système de castes comme les Hindous. Mais, même dans son milieu, il existe bien des restrictions à la liberté et elle se sent très gênée d’apprendre que Colin est célibataire et qu’elle est seule avec lui, ce qui risque de la déshonorer. Elle-même ne peut divorcer car les raisons de se séparer de son mari ne sont pas reconnues par la loi parsie et elle dépend d’une belle-mère tyrannique.

 La misère du peuple à Satapur est aussi évoquée ainsi que la responsabilité des rois qui se préoccupent bien peu d’améliorer le sort de leurs sujets.

 La condition féminine en Inde en 1921

 La condition féminine est au centre du l’intrigue. Les femmes de religion hindoue vivent dans le zénana, partie réservée aux femmes et explique Vandana, femme indienne émancipée, un des personnages secondaires du roman, :    

« La purdah n’est pas un privilège mais une vie de restriction. La maharani peut voyager à quelques kilomètres pour prier au temple familial- mais quand elle s’y rend, son palanquin doit être fermé par des rideaux. Personne ne doit voir son visage »

 
Le roman est féministe et l’on y voit une femme avocate compétente qui va statuer en faveur d’une autre femme et montrer que celle-ci, pour peu qu’elle ait droit à l’instruction, peut gouverner et n’est en aucun cas inférieur à l’homme.

En résumé et à mon avis, un roman à lire plus pour tout ce que l’on apprend sur l’Inde de cette époque que pour l’intrigue policière !
 

 

LC avec Maggie ICIDoudoumatous ICI,  Rachel


mercredi 15 février 2023

Louise Eldrich : Celui qui veille

 

Quel beau roman nous offre Louise Erdrich avec : Celui qui veille ! On y entre lentement avec la présentation de chacun des personnages principaux et de tous ceux qui gravitent autour d’eux : Thomas Wazhashk qui est veilleur de nuit dans une usine de pierres d’horlogerie et Patrice dite Pixie, une jeune fille qui y travaille. Celui qui veille vit dans la réserve de Turtle Mountain située près de cette usine providentielle qui a fourni du travail à de nombreuses femmes de la tribu…

Et puis l’on se laisse emporter par le récit qui se situe en 1953 dans le Dakota du Nord. A l’époque, une résolution du congrès des Etats-Unis adoptée par les deux chambres du sénat et des représentants décide de la « termination » des réserves indiennes sous le prétexte apparemment vertueux d’assimiler les indiens. Or, comme le remarque Thomas, « Termination » est un mot bien proche « d’extermination ». Car sous prétexte d’assimilation, c’est tout simplement leurs terres, garanties par traités, déjà réduites à un strict minimum par les blancs, qui vont leur être enlevées. Que feront alors les indiens dépossédés de leurs biens, ayant perdu les aides fédérales qui leur permettaient de survivre ? Sans que leur soit donnée la possibilité d’accéder à l’autonomie, ils iront grossir la foule des miséreux qui traînent dans les villes à la recherche d’un travail hypothétique et rare et en butte à la discrimination raciale.

Thomas Wazhashk va alors chercher à fédérer tous les indiens de la réserve y compris les blancs qui seraient impactés négativement par cette loi pour aller présenter leur défense à la cour. Un formidable élan de solidarité naît qui fait prendre conscience à tous de la nécessité de se défendre pour obliger les gouvernants à respecter les traités signés par leurs aïeux.

Louise Erdrich présente ici un magnifique portrait inspiré de son grand père. Le patronyme de son personnage Thomas Wazhashk  se réfère à un animal totémique « le rat musqué » , un animal petit et humble mais qui est pourtant dans la cosmogonie indienne celui qui participe à la re-création du monde après le déluge. Thomas forme avec Rose, sa femme et ses enfants une famille soudée et il est très fidèle en amitié. C’est un homme bon, avisé, sérieux et travailleur, qui va mettre toute son intelligence et sa réflexion au service de la communauté quitte à y laisser sa santé. Il passe ses nuits à écrire aux sénateurs pour empêcher l’adoption de la loi. Un moment de bravoure, c'est lorsqu'il ira avec quelques uns de ses amis jusqu’à Washington pour présenter la défense de la réserve. C’est aussi une personne proche de la nature et il éprouve dans son corps la beauté des saisons :

« La beauté des feuilles avait disparu, un autre quart de la grande roue de l’année avait tourné. Les branches élégantes étaient nues. Il adorait ce moment où la véritable forme des arbres se révélait. Il dormait et dormait encore. Pouvait dormir tout un jour et tout une nuit. C’était étrange, se disait-il, qu’avec si peu de temps devant lui, il choisisse de le passer délicieusement inconscient. Il éprouvait toujours l’envie de s’abreuver à la grandeur du monde. »

Les personnages fictifs comme Patrice dite Pixie, la nièce de Thomas, si fière, si indépendante, qui veut farouchement réussir sa vie, faire des études, sont aussi très attachants. Elle refuse de tomber amoureuse car elle a vu trop de jeunes indiennes vieillir prématurément une fois mariée sous l’effet conjugué de la misère et des grossesses répétées. Mais voilà qui est difficile quand on est jolie et que les amoureux tournent autour de vous ! Et parmi eux, un autre beau portrait, celui Wood Mountain, un jeune boxeur, si tendre qu’il va épouser Véra, la soeur de Patrice, pour pouvoir être le père de son bébé.

La mère de Patrice, Zhaanat, pourtant considérée comme une ignorante aux yeux des blancs, représente toute la sagesse des indiens. Sa connaissance des plantes qui va de pair avec le respect de la nature, son savoir des traditions et des mythes, son commerce avec le monde des esprits, font d’elle une femme à l’immense savoir. Car dans ce roman, le monde réel se mêle presque naturellement au monde des esprits qui peuplent ces terres ancestrales et l’un influe sur l’autre et réciproquement sans que personne n’en soit étonné. Cet attachement aux anciens va d’ailleurs de pair avec l’attachement à la terre.

Parfois, quand je me promène, confia Wood Mountain, j’ai l’impression qu’ils m’accompagnent, ces gens des temps anciens. Je n’en parle à personne. Mais ils sont tout autour de nous. Je ne pourrai jamais partir d’ici.

Dans ce livre on sent tout l’amour que l’auteure porte aux siens, les indiens de sa tribu, toujours volés, paupérisés, humiliés, depuis la conquête des blancs et le génocide qui s’en est suivi. Le lecteur partage son indignation devant ces spoliations répétées et cette hypocrisie. Le personnage du sénateur à l'origine de cette loi, Watkins est un mormon persuadé que Dieu les a créées supérieurs aux indiens et qu'il est donc légitime que les terres reviennent aux mormons. Les voix qui s’élèvent dans ce roman ne réclament ni pitié ni compassion. Elles sont celles de personnes conscientes de leur droit et qui exige la justice. Ce n’est pas une aumône que le gouvernement leur octroie c’est un faible dédommagement de ce qu’on leur a pris par la force.

Un roman dans le propos est souligné par un beau style vibrant d’émotion, de tendresse et de poésie, où l’on perçoit une philosophie toujours étroitement liée au cosmos.

Les étoiles avaient beau être impersonnelles, elles prenaient des formes humaines et s’agençaient de manière à indiquer la direction de l’autre monde. Le temps n’existait pas, là où il allait. Il avait toujours trouvé cela inconcevable mais, depuis quelques années, il comprenait que le temps était tout à la fois : des allées et venues en avant, en arrière, et aussi sens dessus dessous. En tant qu’animaux soumis aux lois de la terre, les humains voient le temps comme une expérience. En réalité c’est plutôt une substance comme l’air, mais bien sûr ça n’a rien à voir avec l’air. En fait, c’est un élément sacré. Dans cette substance temps, la cétoine dorée, ou manidoons, ce petit insecte-esprit qu’il avait récemment fait sortir d’une coquille de noisette était venue à lui. Il était alors un tout jeune garçon et se tenait à la lisière d’une prairie en pente. De là, il avait vu les bisons émerger lourdement à l’horizon d’un côté du monde. Le troupeau avait traversé devant ses yeux pour disparaître de l’autre côté dans un continuum d’être. C’était ça, le temps. Tout se passait au même moment, et le petit esprit doré allait et venait dans l’élément sacré, vers l’avant, vers l’arrière, le haut et le bas.

 


lundi 16 janvier 2023

John Grisham : L'allée du sycomore

 

Le livre de John Grisham est du style que j’appelle livre de procès où tout en menant une enquête passionnante qui cherche à établir la vérité, l’avocat et son cabinet déjouent les subtilités d’un procès et nous initient aux subtilités de la loi américaine, ici, avec ce roman L’allée du sycomore, dans l’état du Mississipi.
Seth Hubbard, richissime propriétaire et entrepreneur américain, atteint d’un cancer  en phase terminale, décide de se suicider. Il laisse un testament olographe qui infirme le précédent homologué devant notaire et dans lequel il déshérite sa famille, son fils et sa fille, pour laisser toute sa fortune à son aide-ménagère et soignante, Lettie. Voilà qui va obligatoirement entraîner un procès ! Déshériter ses enfants porte déjà, en soi, un lourd parfum de scandale mais si l’héritière désignée est noire, alors, les haines raciales  se réveillent. L’avocat blanc Jack Brigance, va, à la demande du testateur, relever le défi et faire respecter sa dernière volonté. 
 

Le roman est intéressant à plusieurs niveaux :

Le thème majeur du roman est le racisme dans les états du Sud, avec les exécutions liées au Ku Kux Klan dans un proche passé, les tensions et inégalités raciales et cela jusqu’à nos jours. Jack Brigance en sait quelque chose, lui qui vient de gagner un procès en faveur d’un noir et qui l’a payé au prix fort. Sa famille a été menacée de mort et il a dû mettre sa femme et sa fille à l’abri pendant quelque temps, sa maison a été incendiée détruisant tout son patrimoine et tuant le chien bien-aimé de sa petite fille. Il est en grande difficulté financière et son habitation en location doit toujours être surveillée par la police. Bientôt le passé va le rattraper avec cette question qui devient cruciale : pourquoi Hubbard a-t-il choisi de se pendre dans cette parcelle de terre qui lui appartient et que l’on appelle l’allée du sycomore?


Le roman joue sur le suspense judiciaire : Jack Brigance va-t-il gagner ? Le testament olographe est-il valide ?  Est-il moral qu’un père déshérite ses enfants même s’il ne les aime pas et réciproquement ?  Et pourquoi veut-il laisser toute sa fortune précisément à Lettie ?  Quelles difficultés aura à surmonter l’avocat ? Quels arguments emploieront ses adversaires ? Lettie a-t-elle profité de la maladie de son patron pour l’influencer ? Le procès va-t-il tourner en un règlement entre blancs et noirs car les deux communautés prennent partie dans l’affaire ?  

Nous pénétrons aussi les dessous pas toujours très sympathiques de ce milieu judiciaire : certains avocats voient dans le malheur de leurs clients une manne financière inépuisable et font traîner les procès pendant des années, comptabilisant à la minute près leur travail. Il décrit les luttes sournoises entre les membres du barreau, l’art de tirer la couverture à soi, de se concilier le juge, les coups bas, les mensonges, au mépris de toute idée de justice. 


Enfin Grisham en peignant les réactions des uns et des autres face à la fabuleuse fortune léguée par Seth Hubbard peint une comédie humaine pleine d’ironie. D’un côté les avocats blancs ou noirs des deux partis qui essaient de s’emparer de la galette quitte à ne laisser aux héritiers -quels qu’ils soient- que des miettes ! De l’autre, la bassesse des enfants lésés qui jouent le grand jeu de l’amour envers leur père qu’ils avaient totalement délaissé. Et puis la famille de Lettie qui ne cesse de s’agrandir de manière démesurée, les cousins les plus éloignés faisant surface, dès lors qu’elle a de grandes espérances !

Une intéressante et agréable lecture même si l’on comprend rapidement pourquoi Seth Hubbard a légué sa fortune à Lettie, le suspense du livre étant ailleurs.


jeudi 25 août 2022

Martha Hall Killy : Le tournesol suit toujours la lumière du soleil (3)

 

 

 Voici le troisième tome de la trilogie  de Martha Hall Killy : Le Tournesol suit toujours la lumière du soleil (tome 3) Pocket (684 pages)

 Le lilas ne refleurit qu’après un hiver rigoureux (tome 1) voir billet Ici  Pocket (660 pages)

 Un parfum de rose et d’oubli   ( tome 2)  Voir billet ici  ( Pocket  (648 pages)

 

 Le tournesol suit toujours la lumière du soleil Pocket  Sunflower sisters (tome 3)


Nous reculons encore dans le temps avec Le tournesol suit toujours la lumière du soleil, troisième et dernier volet de la trilogie de Martha Hall Kelly. Nous sommes maintenant en 1861 au moment où commence la guerre de Sécession.
Là encore l’écrivaine utilise le même schéma : faire raconter l’histoire par trois femmes :

Georgeanna Woolsey


Georgenna Woolsey, l’une des grands-tantes de Caroline Ferriday. Je rappelle que Les Woolsey ont existé et que l’auteure utilise l’abondant courrier de la famille pour retracer l’action de Georgenna et de toutes ses soeurs.
Issue d’une classe riche et mondaine, Goergenna Woolsey s’engage comme infirmière à une époque où les femmes, surtout de la bonne société, n’étaient pas censées faire des choses aussi audacieuses voire scandaleuses ! Nous suivons le combat de Georgenna, ses difficultés pour exercer ce métier, entre les préjugés de la bonne société et l’hostilité grossière et brutale des hommes infirmiers qui ne veulent pas de concurrence. C'est une femme intelligente, courageuse,  dotée d'un fort caractère, et elle ne se laisse pas entraver par les critiques et les difficultés. Elle parviendra à ouvrir une école d’infirmières pour les femmes qui leur permettront, par la suite, d’exercer cette profession. Décidément rien n’a jamais été donné aux femmes ! C’est un des aspects intéressants du roman.
Comme l’est aussi le récit de la guerre de Sécession qui nous est décrit avec réalisme, refusant l’image d’Epinal, dans toute son horreur, avec ses milliers de jeunes gens, nordistes ou sudistes, sacrifiés, tués, défigurés, estropiés,  par le canon, décimés par la maladie. Une période tragique de l’histoire américaine que Marta Kelly peint avec justesse. Elle semble d’ailleurs beaucoup plus à l’aise que dans le roman précédent sur la révolution russe pour dénoncer l’esclavage et prendre le parti des abolitionnistes.  En tant qu’Américaine, elle sait de quoi elle parle, et si elle évite d’enfoncer les sudistes, elle prend très nettement position.
Il est d’ailleurs agréable de rencontrer toutes les soeurs et la mère de Georgenna Woolsey. Les femmes Woolsey, estimables, courageuses, sympathiques se sont engagées contre l’esclavage  et ont payé de leur personne pour mener cette lutte. Et même si Jemma, la jeune esclave qu'elles prennent sous leur aile, les rappelle à l’ordre quant à leurs manières autoritaires et leur manque de compréhension, ce sont des personnages très positifs.
Quant à Jemma, jeune fille de seize ans, esclave, et la propriétaire esclavagiste de la plantation, Anne-May, elles sont toutes les deux aux extrémités de la chaîne : Jemma, ses amis, sa famille, représentent le statut de l’esclave, maltraité, considéré comme un bien matériel, fouetté,  humilié, lynché, assassiné, ou encore vendu et séparé de ceux qu'il aime…  Anne-May et son contremaître Le Baron sont des êtres abjects préoccupés seulement d’économie et de rentabilité, persuadés que les noirs sont une race inférieure. La dénonciation de l'esclavage est sans appel et le lecteur partage la souffrance de la petite Jemma et des siens. 

J’ai donc apprécié ce roman Le tournesol suit toujours la lumière du soleil plus  que le précédent Un parfum de rose et d’oubli. L’écrivaine m’y semble plus à l’aise pour parler de l’Histoire de son pays et les personnages principaux, qu’ils soient fictifs ou historiques, sont justes et intéressants. En résumé, Marta Hall Kelly est un bonne conteuse qui peut nous faire vivre des aventures ancrées dans l’Histoire même si tout n’est pas au même niveau de réussite.


 Challenge Pavé de l'été : blog Sur mes Brizées  Le tournesol suit toujours la lumière du soleil Pocket  684 pages Sunflower sisters (tome 3)


lien récapitualtif

mardi 23 août 2022

Matha Hall Kelly : Un parfum de rose et d’oubli (2)

 

 Voici le deuxième tome de la trilogie  de Martha Hall Killy : Un parfum de rose et d’oubli( Pocket (648 pages)

 Le lilas ne refleurit qu’après un hiver rigoureux (tome 1) voir billet Ici (Pocket 660 pages)

 Le Tournesol suit toujours la lumière du soleil (tome 3) Pocket 684 pages

Un parfum de rose et d’oubli  Lost roses tome ( 2)

Bellamy-Ferriday House

Dans Un parfum de rose et d’oubli, nous reculons dans le temps. Nous sommes en 1914. Martha Hall Kelly cette fois va écrire sur les parents de Caroline Ferriday. Cette famille  américaine est bien connue pour sa philanthropie. Henry et Eliza Ferriday sont les parents de Caroline, un des trois personnages de Le lilas ne refleurit qu’après un hiver rigoureux. Elle est toute jeune, ici.   Nous rencontrons aussi « Carry », la grand mère de Caroline, que nous rerouverons dans le troisième volet de la trilogie Le tournesol suit toujours la lumière du soleil. Mais c’est Eliza qui est maintenant l’un des personnages centraux.

Comme dans le livre précédent, le récit est lié principalement à trois personnages féminins.

Eliza Ferriday et sa fille Caroline

Eliza, la mère de Caroline Ferriday, est l’amie intime de Sofia, une aristocrate russe, mère d’un bébé, Maxwell, qui est le filleul d’Eliza. Cette amitié permet à cette dernière (et au lecteur) de partir en Russie chez Sofia, de visiter la cour impériale juste avant les débuts de la guerre de 14. Quand elle perd son mari Henri, Eliza combat son chagrin, à partir de 1917, en aidant des femmes, russes blanches, exilées de leur pays et qui se retrouvent aux Etats-Unis sans ressources et travaiL Certes, c’est une femme dévouée mais l’on ne peut s’empêcher de penser, au cours des luxueux et dispendieux galas de bienfaisance qu’elle organise, qu’une seule des robes de grand couturier parisien de chacune de ces dames aurait suffi à répondre à toute la misère du monde !

Olga Romanov

Sofia, comtesse russe, est un personnage fictif. Elle est cousine des enfants du Tsar Nicolas et est particulièrement proche de la fille aînée des Romanov, Olga. Les troubles populaires qui sévissent à Saint Peterbourg l’amènent à se retirer dans sa campagne. Toute la famille est alors prisonnière de brigands sanguinaires (les révolutionnaires ) et bientôt en grand danger. Max, le fils de Sofia est recueilli par Varinka, une domestique, qui sauve l’enfant mais ne veut plus le rendre. La tragédie se résoudra à Paris où Sofia est obligée de fuir. Luba est sa petite soeur et n’intervient que plus rarement.

Varinka : une paysanne, gouvernante du fils d’Eliza. Drôle de paysanne ! qui sait lire, écrire, grâce à sa mère et a un père disparu. Ce personnage qui possède même une étagère entière de livres dans son isba misérable ne m’a pas du tout paru crédible, non plus que ces rapports bizarres avec l’affreux Taras, membre de la Tchéka. Un petit détour vers Tourguéniev ou Tchekhov, juste pour tâter de l'âme slave et de la condition paysanne, (après tout la situation des paysans n'a pas tellement évolué de la seconde moitié du XIX siècle, même s'ils ne sont plus serfs,  à 1917)  aurait peut-être permis un portrait plus véridique d'une paysanne russe !

J’avoue que j’ai été beaucoup moins convaincue par ce deuxième roman. Martha Hall Kelly ne peut donner raison aux Rouges, mais elle sent bien que l’extrême misère du peuple, les criantes inégalités sociales existant entre lui et les privilégiés, le joug exercé par les détenteurs du pouvoir sont injustifiables.  Elle règle ce problème en expliquant que la faute en est au Tsar, un mauvais gouvernant, auteur de pogroms lancés contre les juifs. Ce qui est juste mais succinct ! Présentation superficielle, sommaire, de la révolution russe, nous demeurons toujours du côté des aristocrates que l’on assassine alors qu’ils sont si bons et si généreux ! Ajoutons-y l’emploi de ficelles romanesques auxquelles il est difficile de croire : tous les personnages doivent se retrouver à Paris pour les besoins du dénouement. Même Ramadis, l’amoureux (gentil) de Varinka, révolutionnaire (? ), personnage dont on peut dire qu’il existe à peine et qu’il joue les utilités pour ménager une fin heureuse à Varinka.
 

Donc un second tome que je n’ai pas aimé même si certains aspects du roman m’ont intéressée : en particulier la description de la vie des russes blancs à Paris, leur misère, leur difficulté pour trouver logement et travail, la prostitution, l’exploitation des femmes couturières*, et les meurtres de la Tchéka, la police secrète soviétique, qui sévissait dans la capitale française.

  l’exploitation des femmes couturières*

*Avec l’écrivaine, il suffit pour pour régler les conflits sociaux et l’exploitation capitaliste, d’un peu de solidarité, de charité et de bons sentiments, solution idéaliste, assez fleur bleue, qui fait que l’on se demande pourquoi, puisque c’est si facile, l’exploitation des travailleurs immigrés existe encore de nos jours !

Challenge Pavé de l'été blog Sur mes Brizées  : Martha Hall Killy : Un parfum de rose et d’oubli Pocket (648 pages)
 

Lien récapitulatif

dimanche 21 août 2022

Martha Hall Kelly : Le lilas ne refleurit qu’après un hiver rigoureux (1)


La trilogie de Martha Hall Kelly portent des noms de fleurs :
Le lilas ne refleurit qu’après un hiver rigoureux (Pocket 660 pages); Un parfum de rose et d’oubli ( Pocket (648 p) et Le Tournesol suit toujours la lumière du soleil Pocket 684 pages


Le lilas ne refleurit qu’après un hiver rigoureux (tome 1)

La maison des Ferriday

Tous ces titres fleuris m’ont fait penser à des expressions qui le sont tout autant : fleur bleue ou eau de rose*… D’où inquiétude quand on me les a prêtés. Moyennant quoi, je me suis retrouvée avec ce tome 1, Le lilas ne refleurit qu’après un hiver rigoureux, en pleine invasion de la Pologne par les nazis en septembre 1939 (pillages, bombardement, privation de liberté, de nourriture, emprisonnement, déportation) et bientôt enfermée dans un camp de concentration, le tristement célèbre camp pour femmes de Ravensbruck… et avec le moral dans les chaussettes !


Le récit suit la vie de trois personnages :

Caroline Ferriday

Caroline Ferriday, fille d’une illustre et riche famille américaine, dont l’auteure a découvert l’existence récemment. C’est la maison aux lilas de Caroline qui a inspiré le titre du roman.  Celle-ci a consacré sa vie à des oeuvres charitables, notamment pendant la guerre de 1940 pour venir en aide aux Français, puis après la guerre, aux polonaises mutilées, survivantes du camp de Ravensbruck. Sa famille deviendra le sujet des romans suivants.

Kasia un jeune polonaise, adolescente, dont on suit d’abord la jeunesse insouciante, entre son amie juive Nadia, son amoureux Pietrick et sa famille bien-aimée jusqu’à  l’arrivée des nazis. Résistante, elle est arrêtée et déportée à Ravensbruck en même temps que sa mère et sa soeur. C’est un personnage fictif mais qui représente la réalité de toutes les femmes déportées dans ce camp.
La description de la vie au camp, les privations, la faim, les coups, les humiliations, la mort omniprésente, les expériences médicales que subissent ces femmes, sont absolument atroces. Bien sûr, j’ai lu beaucoup de littérature sur ce sujet, mais rien ne peut faire que l’on s’y habitue !

Herta  Oberheuser, médecin à Ravensbruck

Enfin Herta Oberheuser, le médecin du camp qui a mené des expériences médicales atroces sur les prisonnières et a participé à leur élimination. C’est aussi un personnage historique dont l’écrivaine a suivi le procès après la libération des camps. Condamnée à la prison, elle a été rapidement libérée et a exercé le métier de pédiatre en toute impunité ! L’intérêt du personnage est renforcé par le fait que l’on assiste à son évolution :  adolescente, membre de la jeunesse nazie, elle admire Hitler et adhère peu à peu à son idéologie, puis, lorsqu’elle découvre Ravensbuck, elle hésite devant les crimes qui y sont commis pour enfin y adhérer totalement au nom de la grande Allemagne. Autre intérêt à travers la vie de Herta  : le statut de la femme dans l’Allemagne de cette époque, les entraves voire les interdictions qu’elle rencontre pour faire ses études de médecine, le mépris des hommes médecins, et dans les camps de jeunesse, la façon de considérer les jeunes filles comme des « pondeuses » , pourvoyeuses de bons petits aryens !

 Certes le livre n’est pas au niveau des plus grands de la littérature des camps, Jorge Semprun ou Primo Levy, et l’on ne peut le comparer. Il n’a pas la portée philosophique et la profondeur des oeuvres de ces immenses écrivains. 

Martha Hall Kelly est une bonne conteuse, elle s’intéresse à des histoires, celles de ses héroïnes, de leur milieu social, leur histoire d’amour, et elle les place dans un contexte historique tragique qu’elle connaît bien. Elle nous touche à travers la tragédie qu’elles vivent. J’ai été intéressée par les personnages, en particulier par Kasia et Herta, et par l’époque historique. La documentation est solide, la lecture aisée.

*J’ai découvert que les titres anglais étaient plus sobres : Lilac Girls.

Challenge  Pavé de l'été chez Brize : Le lilas ne refleurit qu’après un hiver rigoureux Pocket 660 pages

 

dimanche 29 mai 2022

Jamie McLaughin : Dans la gueule de l’ours


Pour se faire oublier d'un puissant cartel de drogue mexicain qu'il a trahi, Rice Moore trouve refuge dans une réserve des Appalaches au fin fond de la Virginie, où il est employé comme garde forestier par un riche propriétaire qui lui demande d’assurer la sauvegarde des ours trop souvent décimés par les chasseurs.
Mais la découverte de la carcasse d'un ours abattu vient chambouler son quotidien : s'agit-il d'un acte isolé ou d'un braconnage organisé ? L'affaire prend une tout autre tournure quand d'autres ours sont retrouvés morts. Rice décide de faire équipe avec Sara Birkeland, une scientifique qui a occupé le poste de garde avant lui; Ensemble ils mettent au point un plan pour piéger les coupables. Un plan qui risque bien d’exposer le passé de Rice.
(quatrième de couverture)

Dans la gueule de l’ours, premier roman de Jamie McLaughin, a  obtenu le prix du roman policier en 2020. L’intrigue policière se déploie sur deux plans : d’une part, Rice Moore devra affronter les tueurs d’ours, chasseurs en colère, qui passent outre la loi mais aussi des gangs violents qui ont intérêt à tuer les ours. On apprendra pourquoi. Mais il devra aussi faire face aux trafiquants de drogue qui ne lui pardonnent pas sa trahison et finiront par le retrouver et là, ce sera encore une épreuve supplémentaire et pas des moindres ! Heureusement pour lui, Rice Moore est un dur à cuire, il sait se battre, et sait tirer. Bref ! ce n’est pas un enfant de choeur et il ne reculera pas !

L’aspect policier est intéressant non seulement par les péripéties qu’il nous fait vivre mais aussi parce que l’écrivain nous amène dans ce coin de terre reculé, à la réserve de Turk Mountain, dans les montagnes  de la Virginie, où les autochtones sont plutôt primaires, rébarbatifs voire racistes et violents. L'enquête menée par Rice Moore nous tient en haleine.

Quant au personnage, il est autre chose qu’un trafiquant primaire et brutal et c’est en ce sens qu’il nous apparaît comme intéressant.

Rice Moore a fait des études scientifiques qu’il n’a pu terminer et s’est fourvoyé dans un trafic de drogue pour suivre Apryl, la femme qu’il aime mais il risque tout pour se dégager de ce milieu.
C’est en scientifique, en écologiste, qu’il nous amène dans la forêt à la découverte d’essences variées, d’oiseaux et autres animaux qu’il reconnaît, nomme et décrit pour établir des preuves de leur présence et de leur nombre. Mais il nous fait aussi pénétrer dans ce monde sauvage en poète, en esthète, nous en faisant goûter la majesté, le silence et la beauté. C’est en gardien de la Nature qu’il agit, protégeant les ours, en accord avec la vie animale, assisté par une autre mordue, tout aussi folle que lui, Sara Birkeland qui revient après avoir été chassée de la réserve.

 Tenue de camouflage : Ghilie

Autre que policier, donc, ce roman de Nature writing montre le personnage s’enfonçant dans la forêt, gagné par la solitude, cherchant à communier avec la nature et ne faire qu’un avec elle. Enfermé dans sa tenue de camouflage, dans sa tenue de Ghillie, il devient végétal et bête, se fond au point de perdre sa propre identité, sombre dans une sorte de folie inspirée, presque chamanique, et vit des aventures qui échappent au rationalisme. Certains passages du livre qui décrivent cette aventure spirituelle tournent  au  fantastique et  se révèlent d’une étrangeté onirique. C’est fascinant ! (Prix Allan Poe en 2019)

" Il tenta  d'entrer en contact avec les oiseaux, s'en approcha en imagination. Il eut l'impression de demander la permission de se joindre à eux. La mésange à l'oeil vif bondit soudain et un petit scarabée noir fut dans son bec, les pattes s'agitant, l'exosquelette craquant, un goût huileux. Boire un peu de rosée à une goutte suspendue au bout d'un brin d'herbe. Lorsque les oiseaux s'envolèrent de la falaise, Rice s'envola avec eux, défiant tout bon sens, il nagea à travers l'air invisible, un moment de vertige quand tout en bas la rivière scintilla au soleil, la cime des arbres, les nuages dans le ciel infini, puis un temps d'arrêt pour reprendre ses esprits - une syncope musicale, un battement de coeur en moins, une longue goulée d'air dans les poumons - et une immense valve cosmique s'ouvrit, la vision de la gorge explosa dans son esprit, toute la gorge à la fois, toutes les couleurs, de l'infrarouge à l'ultraviolet, tout était vivant, des millions de voix parlaient en une fantasmagorie de présences bien réelles, le champ magnétique de la planète, elle-même pulsait puissamment autour de lui."

 
Le style de James Mc Laughin est d’une poésie précise. L’écrivain fait appel à tous les sens pour nous faire goûter les bruits de la nature, ses couleurs, sa texture, son goût même. Il épouse le regard de Rice, à la fois connaisseur des arbres et des bêtes qu’il aborde toujours avec respect et délicatesse  et  toujours sensible à la beauté.

"Deux mésanges à tête noire se posèrent sur le buste de Rice et entreprirent d'arracher des brins de toile de jute. Son rire étouffé agita le tissu et plongea les volatiles dans la perplexité, mais ils ne s'envolèrent pas. Une mésange parut deviner que Rice était un être vivant et elle sauta sur la capuche pour examiner son oeil. Sara avait un jour déclaré que les mésanges à tête noire avaient des caractéristiques agréables qui poussaient les humains à les adorer, à les considérer avec un regard anthropomorphique - le front arrondi et protubérant, le bec court, leur corps minuscule couvert de plumes, leurs grands yeux. Rice examina la face de l'oiseau à quelques centimètres de son propre visage. L'oeil noir et luisant braqué sur le sien. Pas si mignon que ça finalement, pensa-t-il. Il semblait farouche, différent, impitoyable. Il sentit l'éclair d'une brêve reconnaissance le traverser. Il cligna des yeux et le mésange s'envola."

Il s’agit donc d’un roman passionnant, original, inclassable car à deux entrées, et l’on peut que recommander aux amateurs de romans policiers comme à ceux qui aiment la Nature writing et si vus aimez les deux, vous serez comblés !  Un beau livre,  bien écrit, surprenant !
 

 

Jamie Mc Laughin source

James McLaughlin a grandi en Virginie et vit désormais en Utah. Photographe passionné de nature, il est également l’auteur de plusieurs essais. Dans la gueule de l'ours est son premier roman. Il a été unanimement salué par la critique américaine (The New York Times, The Washington Post, USA Today ou Entertainment Weekly, etc.).