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mercredi 8 janvier 2020

Marc Graciano : Embrasse l'ours


J’avais beaucoup aimé le livre de Marc Graciano, Liberté dans la montagne (voir ICI ) que j’ai lu il y a déjà cinq ans.
 Avec Embrasse l’Ours, c’est un plaisir de retrouver, sur les conseils de Dominique ICI, cette langue si particulière et poétique, ces tournures de phrases proches de l’Ancien Français mais en même temps si personnelles, ce vocabulaire riche d’un auteur qui aime les mots, qui s’en délecte, des mots rares évoquant une civilisation lointaine, éteinte.  Et puis, bien sûr, il y a ce récit qui se situe au Moyen-âge avec pourtant quelque chose d’intemporel que l’on retrouve dans les légendes et les contes oraux traditionnels.
 

Embrasse l’ours, est l’histoire d’un ourson adopté par des oursaliers quand sa mère est tuée par les chasseurs et qui devient le frère de lait d’une petite fille, une histoire d’amour entre la bête qui se considère comme humaine et sa « soeur », devenue une belle jeune fille passionnée, farouche et ardente. L’histoire semble s’inspirer de ces légendes propres aux pays de hautes montagnes (je pense à un conte pyrénéen que je connais, entre autres), légendes qui racontent l’union forcée ou consentie d’une femme avec un ours, celui-ci incarnant la sexualité brute et la force de la nature. Quoi qu’il en soit, notre pauvre ours gentil, couard, plutôt comique, qui refuse son statut d’ours et sait allumer un feu, concocter de bonnes soupes aux herbes sauvages, est loin de cette représentation. Il introduit une note d’humour dans cette histoire violente dans laquelle la nature et les hommes ne font pas bon ménage et où les humains détiennent la palme de la cruauté. Il nous renvoie à un monde mythologique où l’homme et l’animal vivaient côté à côte mais sur un pied d'égalité et "mêmement"* il nous rappelle qu'il est dangereux et cruel d'humaniser un animal comme le pauvre ours de notre histoire et comme le fut le singe Nim à qui l'on a appris à parler par signes et à se comporter comme un humain.
Et plus près de nous, il évoque les recherches scientifiques des zoologues sur le comportement et l’intelligence animales. Carl Safina dont le livre Qu’est-ce que fait sourire les animaux? ICI , démontre ainsi que la différence entre l’animal et l’humain n’est pas si grande.
Le projet Nim ou le singe qui se prenait pour un humain
Peut-on y voir aussi la volonté de l’auteur de prendre parti dans ce combat que mènent, à l’heure actuelle, les éleveurs des zones montagnardes contre la réintroduction de l’ours qui détruit leur troupeau? C'est ce que  semble dire - mais je n'affirmerais rien quand il s'agit de Marc Graciano -  la suite du titre en deux parties  : Embrasse l'ours et porte-le dans la montagne.

Poursuivies par un ours, 209 brebis se jettent de la falaise
Un beau livre ! J’avoue avoir eu un petit moment de flottement au début pour entrer dans le roman. Je suis un peu déboussolée quand je m'aventure dans un livre de Marc Graciano parce que je sais jamais où je suis exactement ! Mais le style envoûtant de l’écrivain et l’acception d’être transportée dans un conte malgré le réalisme apparent du récit, l’ont emporté.

"Mêmement"* une tournure de l'ancien français très usitée par l'écrivain. J'adore !


mercredi 22 novembre 2017

Julien Gracq : Le rivage des Syrtes (2) le style de Julien Gracq (extraits)


Julien Gracq
Des pages d’une grande force poétique

Il y a dans Le rivage des Syrtes, dans le rendu des paysages, des passages d’une grande beauté et d’une puissance très visuelle qui parle à l’imagination et suscite l’émotion. La poésie de ce texte en prose éclate à chaque page. Par exemple, l’arrivée d’Aldo à la forteresse et cette impression d’entrer dans le monde des Morts, ou bien, entre ombre et lumière, la fameuse salle des cartes qui concentre la curiosité d'Aldo désireux d’en savoir plus sur le Fagersthan et où se glisse silencieusement, semblable à un fantôme, l’altière Vanessa Aldobrandi. Ou encore la description du cimetière militaire du rivage des Syrtes, balayé par le vent, où le souvenir même des morts est absorbé dans « l’anonymat des sables, pour égaliser là le lieu du parfait effacement. »

L'arrivée au rivage des Syrtes 

Dessin de Victor Hugo

 "Terres de sommeil" et "terrain vague" et plus loin  "fantômes de bâtiments", "assoupi"," morte", ces caractéristiques  présentent le rivage des Syrtes comme un pays entre rêve et sommeil, entre vie et mort, et ceci dès que le jeune homme arrive à L'Amirauté. Julien Gracq peint un paysage aux tons uniformément gris ( un oiseau gris, la tour grise, la route grise). Aucune note de couleur mais  le brouillard, la brume, même  la glace ne brille pas "terne" et ressemble à "une peau privée de reflets". Mais ce tableau est parfois animé de mouvements vifs, rapides : jaillissait, tressaillant,  Un coup de vent,  lissèrent, qui, cependant, ne durent pas et retombent dans l'immobilisme. Une description  dans laquelle l'ouïe aussi est sollicitée : cri, Une corne de brume, son frôlement mais les bruits semblent assourdis et vite réprimés : monotone , deux tons calmes, triste... Toutes  les notations sensorielles concourent à donner l'impression d'un no man's land flou et irréel où la vie doit être mise entre parenthèses. C'est dans ce pays, aux limites de la civilisation, que notre jeune héros, Aldo, va devoir vivre.

Nous roulâmes pendant des heures à travers ces terres de sommeil. De temps en temps un oiseau gris jaillissait des joncs en flèche et se perdait très haut dans le ciel, tressaillant comme la balle sur le jet d’eau à la cime même de son cri monotone. Une corne de brume échouée sur un haut fond perçait le brouillard sur deux tons calmes, d’un gros soufflet assoupi. Un coup de vent parfois faisait sur les joncs son frôlement triste, un instant l’eau des lagunes évaporait sa buée sur une glace terne, une peau morte privée de reflets. Quelque chose s’étouffait derrière ce brouillard de terrain vague, comme une bouche sur un oreiller. La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts à notre rencontre et lissèrent les berges d’une chaussée à fleur d’eau, quelques fantômes de bâtiments prirent consistance; c’était le but de notre voyage, nous arrivions à l’Amirauté.

La forteresse 


La description de la forteresse vient ensuite corroborer l'impression que donne le paysage dans le texte précédent et introduit l'idée de la mort. La forteresse n'est plus qu'une "épave", "une ruine", impression que viennent renforcer les oxymores ce colosse perclus, cette ruine habitée". 
 Et  si la description de la couleur est toujours la même grise, viennent s'ajouter des détails réalistes et sordides qui ne sont plus liés la Nature mais sont le fait des hommes comme le prouve l'accumulation des objets détériorés, cassés, salis, toute une suite de termes péjoratifs : les décombres, les ferrailles tordues, ces débris de vaisselle, les coulées, les coulures, embourbés. Des hommes ou plutôt de l'absence d'hommes et du manque d'entretien qui en découle car tout dans la description de l'Amirauté met en relief l'absence de vie :  épave abandonnée, une atmosphère de délaissement. L'impression qui domine dans cette visite de la forteresse c'est celle du silence et de la tristesse car contrairement à l'extérieur l'on n'y entend plus aucun son, même pas le pas des sentinelles. Les habitants de ce lieu aussi participent à ce vide par leur absence même de réaction. Nous demeurions silencieux. Ils ont une impression d'accablement mais aussi d'avoir perdu pied, de ne plus être dans le monde réel : le rêve du chagrin, un héritage de songe. 
Ils ont le sens de l'ironie des choses, du contraste vertigineux entre la grandeur de ce qui a été et la déchéance de ce qui est, de l'antithèse entre le passé glorieux de l'Amirauté et le présent dérisoire.


Le silence était celui d’une épave abandonnée; sur les chemins de ronde embourbés, on n’entendait pas même le pas d’une sentinelle; des touffes d’herbe emperlées crevaient çà et là les parapets de lichen gris; aux coulées de décombres qui glissaient aux fossés se mêlaient des ferrailles tordues et des débris de vaisselle.
Une atmosphère de délaissement presque accablante se glissait dans les couloirs vides où le salpêtre mettait de longues coulures. Nous demeurions silencieux, comme roulés dans
le rêve du chagrin de ce colosse perclus, de cette ruine habitée, sur laquelle ce nom, aujourd’hui dérisoire, d’Amirauté, mettait comme l’ironie d’un héritage de songe.

Voir le Rivage des Syrtes billet 1

lundi 20 novembre 2017

Julien Gracq : le rivage des Syrtes (1)




Le héros de Le Rivages de Syrtes de Julien Gracq, Aldo, appartient à une grande famille d’Orsenna, la capitale d’un état en décadence qui vit encore sur son passé glorieux et ses richesses en déliquescence.
 Après une rupture amoureuse, le jeune homme, officier, désire s’éloigner et demande au gouvernement d’Orsenna une mutation pour une autre région. Celui-ci l’envoie comme « observateur », pour ne pas dire espion, dans la province des Syrtes, auprès du capitaine Marino et de ses officiers. Là, dans une forteresse dressée sur le rivage, les hommes surveillent l’approche éventuelle de leurs ennemis. Mais ces derniers, habitants du Fagersthan, pays situé sur la rive opposée, ne viennent jamais et la situation reste immuable de part et d’autre depuis des siècles. Il existe, en effet, un accord tacite entre les deux pays jadis en guerre pour éviter le conflit, celui de respecter les frontières maritimes, et ceci bien que l’armistice n’ait jamais été signée.
La présence du héros dans ce lieu ou rien ne semble pouvoir évoluer, dans ce pays désert, loin de tout, que la sable gagne peu à peu, marquera-t-il la fin de cet immobilisme ? Peut-être et ceci d’autant plus que la belle et noble Vanessa Aldobrandi joue auprès du jeune homme un rôle trouble et mystérieux.

Un pays imaginaire et pourtant reconnaissable

Bien sûr, l’on ne peut s’empêcher de penser à Le désert des Tatares de Dino Buzzati du moins pour la situation initiale mais la ressemblance s'arrête là. 
Si le paysage semble si précis et réaliste, c’est que Julien Gracq est géographe et cartographe et c’est ainsi qu’il cartographie la géographie de son récit en s'inspirant des lieux qu’il connaît bien. 
On le sait aussi amoureux de Stendhal et de l’Italie. Les noms italiens des personnages (Aldo, Fabrizio, Marino, Carlo) et des villes ( Orsenna, Venezano, Maremma ), la description des paysages lagunaires autour de la forteresse des Syrtes, la beauté morbide de Maremma construite sur l’eau évoquent Venise, ses îles et ses environs. De même, la première rencontre de Vanessa dans les jardins à l’italienne d’Orsenna n’est pas sans rappeler le cadre et les héros de La chartreuse de Parme.

Beaucoup d'analystes de ce roman ont cherché tour à tour à cartographier les lieux d'après les descriptions de l'auteur. Et cela donne des résultats intéressants : 


Carte proposée par Philippe Arnaud, du Monde Diplomatique, à partir de l’analyse technique et géographique des indices disséminés dans le roman voir ICI

ou encore

carte réalisée par Yves Lacoste Source : Yves Lacoste, 1987, « Julien Gracq, un écrivain géographe. Le Rivage des Syrtes, un roman géopolitique », Hérodote, n°44 (voir ici)

Pourtant, le paysage est  imaginaire, tout comme ce Fagersthan si éloigné, si peu réactif, que l’on finit par croire qu’il n’existe pas.

Le pays de l’attente, de l’immuabilité et la mort


Dessin de Victor Hugo

Le propre du Le Rivage des Syrtes, c’est de nous plonger dans une atmosphère irréelle, de nous perdre dans une brume qui estompe les formes, enveloppe le paysage comme un suaire, amortit les bruits. C’est le pays du silence, de l’immobilité, de l’attente. Tout concourt à donner l’impression d’un monde qui est entre parenthèses, qui a cessé de vivre vraiment depuis longtemps. D’où le rythme lent du roman où rien ne semble bouger, rien ne semble se passer. 
Quand j’ai essayé de le lire pour la première fois, il y a de cela bien longtemps, j’ai abandonné ma lecture. Je m’ennuyais. Il faut une certaine patience pour lire Gracq, il faut accepter de se laisser engluer, de plonger dans un monde où la frontière entre le réel et l’irréel reste floue, où la vie et la mort semblent se côtoyer. Mais si on se laisse aller, le style de Gracq produit une sorte d’envoûtement, des images naissent, la beauté surgit; puis l’on s’aperçoit que oui, le récit se met en mouvement, d’abord insensiblement et puis inéluctablement. Car l’action d’Aldo est irréversible,  il ne pourra jamais revenir en arrière et rien ne pourra être comme avant.

Il faut voir là, comme dans Un balcon en forêt que je commence à lire, une métaphore de la France, attendant passivement la guerre, incapable d’agir face à la menace pourtant grandissante de l’Allemagne nazie.  Voilà ce qu’écrivait Julien Gracq à propos de Le Rivage de Syrtes dans  En lisant en écrivant :

« Quand l’Histoire bande ses ressorts, comme elle fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l’ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu’a sur l’oreille, au bord de la mer, la marée montante dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l’absence de toute notion d’heure, la rumeur spécifique d’alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s’installe. L’anglais dit qu’elle est alors on the move. C’est cette remise en route de l’Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d’une coque qui glisse à la mer, qui m’occupait l’esprit quand j’ai projeté le livre. J’aurais voulu qu’il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l’orage, qui n’a aucun besoin de hausser le ton pour s’imposer, préparé qu’il est par une longue torpeur imperçue. » 


Le sens de l’histoire

Le sens du récit me semble être dans l’anecdote rapportée par le vieux Carlo juste avant sa mort. Carlo est l’un des propriétaires terriens qui utilisait les soldats de la forteresse pour cultiver les terres, réglant ainsi le problème de leur désoeuvrement et de leur ravitaillement. Il explique à Aldo pourquoi il a refusé de continuer à employer les soldats-paysans, plongeant le capitaine Marino dans l’embarras. 

Ne crois pas que je n’aime pas Marino; c’est mon plus vieil ami. Je vais t’expliquer. Quand j’étais petit, notre vieux serviteur allait se coucher dans le grenier sans lumière. Il était si habitué qu’il marchait dans le noir sans tâter, aussi vite qu’en plein jour. Eh bien ! que veux-tu, à la fin la tentation a été trop forte : il y avait une trappe sur son chemin,  je l’ai ouverte…
Le vieillard sembla réfléchir avec difficulté.
-… je pense que c’est énervant, les gens qui croient trop dur que les choses seront toujours comme elles sont. »
Et il ajoute ensuite :
-… et peut-être que ce n’est pas une bonne chose, que les choses restent toujours comme elles sont. »


Mercredi 22 novembre billet (2) -  Julien Gracq : le rivage des Syrtes  citations



Voir ICI l'article de Philippe Arnaud sur les lieux géographiques du roman

Voir aussi ce point de vue intéressant ICI 

mardi 31 octobre 2017

Julien Gracq : Proust, Nerval, Rimbaud ... Les eaux étroites

Gérard Bertrand : voir son très bel Hommage à Julien Gracq ICI

Les eaux étroites Julien Gracq, "court roman de la rêverie associative", "récit à base de mémoire", selon son auteur, publié en octobre 1976,  invite le lecteur à une promenade en barque sur L’Evre, un affluent de la Loire, petite rivière aux berges plantées de roseaux, promenade qu’il faisait souvent dans son enfance. Il s’agit donc aussi d’un voyage dans le temps, dans ses souvenirs, une sorte de recherche du temps perdu différente pourtant de celle de Marcel Proust. C'est un des aspects de l'oeuvre, et non le seul, qui m'a intéressée.

Julien Gracq et la résurrection du passé

Claude Levêque :  J'ai rêvé d'un autre monde ... 


Pour Julien Gracq la remontée du souvenir ne procède pas, selon ses termes, du "quiétisme de l'illumination proustienne" "lié à la résurrection d'un fragment aboli du passé par l'intermédiaire d'une retrouvaille d'objet.".

Pour lui, au contraire, "... les images chères et longtemps obscurcies -  toutes les images - s’enflamment et vont se rallumant de l’une à l’autre; un tracé pyrotechnique zigzague au travers d’un monde assoupi et le sillonne en éclair en suivant les clivages secrets qui année par année - d’une expérience, d’une lecture d’une rencontre essentielle à une autre - l’ont marqué pour toujours à mon chiffre personnel. "

Au cours de cette promenade, le lecteur rencontre de nombreux exemples de ce processus de la mémoire chez Julien Gracq qui libère le souvenir  par un glissement d’une image à l’autre, une "fugue allègre et enfiévrée"  liée à la  poésie, la peinture, la musique, à tout ce qui est la marque de son univers intérieur et compose les strates de sa mémoire. 

Vermeer : Jeune fille au Virginal

J’ai choisi, parce que l’on s'y trouve en très bonne compagnie avec Nerval, Vermeer et Rimbaud, ce passage où  Julien Gracq, passant devant le manoir de la Guérinière situé au bord de l’Evre, ne peut s’empêcher de redire à mi-voix les vers de Gérard de Nerval; ce petit château qui n'a rien d'exceptionnel se trouvant anobli par le souvenir poétique.



Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;




"Ils (ces vers) sont de la veine mineure, celle des odelettes, où rien encore ne fait pressentir les miraculeux sonnets orphiques de la fin, mais leur charme sur moi est puissant; leur son grêle et frileux est celui des instruments à clavier très anciens : l’épinette, le virginal élisabéthain surtout, qui ensorcelle un des plus mystérieux tableaux de Vermeer, tout vibrant encore, on dirait, de la sonorité liquide d’une touche que le doigt suspendu vient de quitter. A leur appel, une faible vapeur, claire et pourtant nocturne, monte de la rivière et vient flotter sur la prairie, ainsi que dans la scène de Sylvie ou chante Adrienne, et voici qu’un poème de Rimbaud, sans effort, enchaîne ici dans ma mémoire et vient prendre le relais de cette magie blanche, champêtre et toute naïve : «  la main d’un maître anime le clavecin des prés; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes; on a les saintes, les voiles, les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant »

August Malmström : peintre suédois La ronde des fées
"Mon esprit est ainsi fait qu’il est sans résistance devant ces agrégats de rencontre, ces précipités adhésifs que le choc d’une image préférée condense autour d’elle anarchiquement ; bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination, autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique. De telles constellations fixes (les liens emblématiques qui se nouèrent dès les commencements des anciennes familles entre le nom, les armes, les couleurs et la devise ne seraient pas sans jeter un jour sur leur origine), si arbitraires qu’elles paraissent d’abord, jouent pour l’imagination le rôle de transformateurs d’énergie poétique singuliers : c’est à travers les connexions qui se nouent en elles que l’émotion née d’un spectacle naturel peut se brancher avec liberté sur le réseau — plastique, poétique ou musical — où elle trouvera à voyager le plus loin, avec la moindre perte d’énergie."

Signature de Julien Gracq


samedi 7 octobre 2017

Julien Gracq : Carnets du grand chemin



Je suis en train de lire Julien Gracq et je découvre cette description que je trouve si belle et qui me touche par la simplicité et la précision du style et l'acuité de l'observation. Je la partage avec vous : 



Printemps dans la forêt. Dans le berceau des touffes d’aiguilles neuves dont la nuance au soleil matinal est le vert pâle et comme givré des feuilles du mimosa, les jeunes pommes de pin en formation ont pour le moment la consistance granuleuse et presque la couleur d’un paquet d’œufs de saumon.
            Je me promène le long de la plus haute crête de ce massif de dunes forestier. Du côté de l’ouest, la mer à l’horizon apparaît en festons isolés dans les échancrures du tapis grumeleux que mon œil surplombe ; le bleu lavé, évanescent, le vert pelucheux, argenté comme le duvet qui vêt la coque de l’amande, prennent sous le soleil de dix heures une immobilité, une fixité contemplative de lavis chinois qui ne semble pas appartenir à nos climats : je marche dans une forêt du pays du Matin Calme. De temps en temps, une pomme de pin, à quelques mètres devant moi, percute le tapis d’aiguilles avec un choc mat : peu de promeneurs y prêteraient attention, mais dix ans de familiarité avec la pinède me font dresser l’oreille : une pomme de pin en sève ne choit pas d’elle-même, une pomme de pin sèche n’a pas cet impact alourdi. Je ramasse la pomme, et je distingue à la base l’éraflure fraîche des incisives aiguës. Ni le bruit clair des griffes sur l’écorce, ni le geignement hargneux de la grimpée n’ont signalé de fuite : la bête est là encore, tapie de toute sa longueur derrière une branche. Il me faut parfois trois ou quatre minutes pour distinguer le bout de queue révélateur qui dépasse, ou le museau pointu avec l’œil rond qui guette de profil : vérification faite – avec la sagacité comblée et discrète de Derzou Ouzala dans sa taïga – je m’éloigne sans déranger plus longtemps l’animal menu dont le cœur doit battre si vite.

                                           Extrait de Carnets du grand chemin

jeudi 5 décembre 2013

Wallace Stevens Bonhomme de neige

Pekka Hanolen


Grâce  à Laura Kasischke j'ai découvert Wallace Stevens dont un vers Il faut posséder un esprit d'hiver,  extrait de Bonhomme de neige, donne son titre au roman : Esprit d'hiver.
Dans ce récit, le personnage principal, Holly, qui a toute sa vie souhaité écrire des poésies mais sans pouvoir y parvenir, en panne d'inspiration,  regarde la neige tomber par la fenêtre. Elle se souvient de ce que son mari lui disait sur ce poète : 

Wallace Stevens.
Wallace Stevens était le poète agent d'assurances dont Eric essayait de se rappeler le nom chaque fois qu'il reprochait à Holly son blocage en écriture, insistant sur le fait que ce n'était ni la maternité, ni son boulot dans le monde américain de l'entreprise qui la bloquaient . (" Regarde ce poète, tu sais ce type dans les assurances...")

Pekka Hanolen : Hiver

Bonhomme de neige

 
Il faut posséder un esprit d’hiver

Pour regarder le gel et les branches

Des pins sous leur croûte de neige ;



 Avoir eu froid pendant longtemps

 Pour contempler les genévriers hérissés de glace,

Les épicéas, bruts dans l’éclat lointain



Du soleil de janvier ; et ne pas imaginer

 De détresse aucune dans le bruit du vent,

 Le bruit d’une poignée de feuilles,



Qui est le bruit de l’étendue

Emplie du même vent

 Soufflant dans le même lieu nu



Pour qui écoute, écoute dans la neige,

Et, n’étant rien lui-même, ne contemple

Rien qui ne soit là et le rien qui est.

 
Gustav Fjaestad

The Snow Man


One must have a mind of winter

To regard the frost and the boughs

Of the pine-trees crusted with snow;



And have been cold a long time
 To behold the junipers shagged with ice,

The spruces rough in the distant glitter



Of the January sun; and not to think

Of any misery in the sound of the wind,
 
In the sound of a few leaves,



Which is the sound of the land

Full of the same wind

That is blowing in the same bare place



For the listener, who listens in the snow,

And, nothing himself, beholds

Nothing that is not there and the nothing that is.




Victor Charreton


Editions Corti
 Harmonium  traduction de Claire Malroux



Avec ce poème je rejoins le groupe poésie du jeudi d'Asphodèle

Voir - pour les peintres scandinaves Pekka Hanolen et Gustav Fjaestad - qui illustrent ce poème  le beau billet de Nathanaelle

lundi 13 mai 2013

Marc Graciano : Liberté dans la montagne, un coup de coeur




On a dit que le roman de Marc Graciano Liberté dans la montagne était un OLNI, autrement dit " un Objet Littéraire Non Identifié" et c'est bien de cela qu'il s'agit. Qui se plonge dans cette lecture hors du commun peut être sûr de perdre pied  et de ne pas toujours savoir où il en est. Mais pourrais-je dire pourquoi? Comment rendre compte d'un tel "objet"? Pourquoi cette surprise, pourquoi ce charme, cette émotion aussi? Et cette impression que le livre répond à d'innombrables questions sur l'homme, sur nous donc, comme si, à travers les rencontres faites par les deux personnages principaux, le vieillard et la fillette, on remontait aux sources mêmes de l'humanité et on découvrait tout ce qu'il peut y avoir de mal et de bien en elle, de beauté et de laideur. Comme si le livre répondait à nos questions les plus fondamentales sur la mort, sur dieu, la nature, l'amour, l'amitié, la bonté, la violence et la cruauté...

L'abbé dit que que dieu n'existait pas. Ni le fils de dieu et que c'était une évidence à laquelle, lui, l'abbé avait dû se résoudre comme tout homme sensé et l'abbé dit que seule existait l'idée de dieu. L'idée de dieu dans l'esprit des hommes. L'abbé dit que dieu n'existait que chaque fois que les hommes s'assemblaient et qu'ils pensaient à lui et qu'ainsi ils le faisaient exister et pareillement pour le fils de dieu, le Christ, notre frère, dit l'abbé, et l'abbé dit que c'était la foi dans l'esprit des hommes qui faisait exister dieu et que, contrairement à ce qu'il était communément admis, dieu n'avait point créé l'homme à son image car dieu n'existait pas mais, qu'au contraire, c'était l'homme qui avait créé dieu et pareillement pour le fils de dieu. Mais l'abbé fit remarquer au vieux que pour autant dieu n'en avait pas moins d'importance et que le message porté par le fils de dieu n'en avait pas moins de valeur...


Dès  la première page la magie  fonctionne :  Depuis bien des jours le vieux cheminait avec la petite le long de la rivière. Quelquefois le vieux tenait la main de la petite mais, le plus souvent, il la laissait voyager seule autour de lui.  Et nous voilà en train de marcher sur le chemin avec eux dans un espace indéfini et un temps qui l'est tout autant, un lointain Moyen-âge.. Car le voyage qu'entreprend cet homme et cette enfant qui lui a été confiée par sa grand mère mourante est étrange. Qui sont-ils? Ils n'ont pas de nom, représentants donc de l'humanité. Où vont-ils? Quel ce Nord mythique qui est le but de leur voyage? Et ces deux personnages, au gré de leurs rencontres, nous font découvrir des scènes inoubliables, la chasse au loup, le tournoi, le gibet, l'inondation...,  des personnages marquants, le géant, le veneur, l'abbé, les nomades, le berger …
Nous traversons  des paysages singuliers, mystérieux, une forêt perdue, Une forêt intacte. Une forêt immaculée, un forêt qui n'existe pas, la demeure d'anciens Dieux. Un endroit  de conte merveilleux ,   ou encore des  marais brumeux "saturé d'odeurs et de bruits",  des lieux visités par les spectres, où les oiseaux sont doués de paroles, où l'univers infini crée le vertige, où la Nature semble encore régner en maîtresse absolue, et où s'établit entre le Vieux et elle un lien cosmique qui le relie au Grand-Tout.
Et puis il y a cet amour qui passe entre la petite et le vieillard, un sentiment sacré qui les lie l'un à l'autre :
 le vieux dit que le devoir de s'occuper de la petite était un devoir qui, en vérité lui incombait de toute éternité. Que ce devoir avait été créé avant même que le petite ne naquit. Un devoir auquel il ne pouvait se dérober. Qu'une promesse avait été faite non point seulement à la grand mère avant sa mort et non point, à travers elle, à la mère morte à la parturition, mais à une entité plus grande encore. A une autorité qui certainement le dépassait, lui, le vieux, mais aussi la mère morte, la grand mère morte et la petite et le géant et le monde entier.
Il y a l'infini patience du Vieux envers l'enfant, sa manière de lui faire découvrir le monde sans jamais lui mentir, la force qu'il met à son service, ce dévouement de nourrice attentive et de guerrier barbare. Il y a l'enthousiasme, la curiosité insatiable de la fillette devant la vie, son courage et ses peurs, sa confiance et son amour dans son compagnon de voyage. Toute une nuance de sentiments qui fait que l'on s'attache à eux, qu'on les aime comme si on les connaissait bien et qu'ils nous rendent beaucoup en échange..
Alors le Vieux dit à la petite qu'ils possédaient des choses qu'ils ne pouvaient pas perdre et que nul ne pouvait leur dérober. Il lui dit qu'ils possédaient le ciel et qu'ils possédaient la forêt et il lui dit qu'ils possédaient  l'enchantement  chaque jour  renouvelé du chemin que tous deux suivaient.

Quant à l'envoûtement créé par cette lecture, il est dû à la magie de l'écriture, un langage à part, merveilleusement musical,  avec un rythme interne qui n'appartient qu'à lui :  répétitions des mots qui permet à la phrase de s'appuyer sur le mot précédent pour aller de l'avant,  phrase qui paraît  ainsi se dérouler comme le paysage au rythme des pas de l'enfant et de l'Homme. Une langue luxuriante qui utilise des mots anciens, des mots inconnus, difficiles, recherchés, mais aussi peut-être des néologismes, évocateurs, poétiques, amusants, imaginatifs, des tournures grammaticales qui seraient incorrectes aujourd'hui mais trouvent leur place dans ce no man's land de l'écriture, voyage au coeur d'une langue très ancienne et qui pourtant n'appartient qu'à l'auteur!

Merci à Dominique pour la découverte de beau livre  Vous pouvez aller lire son billet ICI 

Marc Graciano Liberté dans la montagne Editions Corti

jeudi 9 mai 2013

Marc Graciano : Liberté dans la montagne (citation)


Ce livre de Marc Graciano Liberté dans la montagne, je vais vous en parler bientôt. Le style est  étrange, envoûtant, le langage poétique et évocateur et le récit  se déroule dans dans les temps anciens barbares et cruels, où pourtant, parfois, la fraternité existe et où la Nature a encore un pouvoir immense sur les hommes. Ce roman est si beau, si puissant, si hors norme qu'il me paraît être un ovni dans la création littéraire française. Merci à Dominique de me l'avoir fait découvrir.
Pour aujourd'hui voici un extrait qui ouvre le long voyage initiatique du Vieux et de la Petite :

Depuis bien des jours le vieux cheminait avec la petite le long de la rivière. Quelquefois le vieux tenait la main de la petite mais, le plus souvent, il la laissait voyager seule autour de lui. À cette fin, le vieux veillait à libérer la petite de tout faix. Le vieux veillait aussi à toujours régler son pas sur celui de la petite. Le vieux marchait doucement et quand la petite découvrait une chose inconnue et qu’elle s’arrêtait pour l’observer et qu’elle s’accroupissait sur les talons et qu’en se grattant impudiquement les fesses elle questionnait le vieux, le vieux s’arrêtait aussi. Le vieux interrompait leur voyage et, chaque fois qu’il le pouvait, il nommait à la petite ce qu’elle voyait. Chaque fois qu’il le pouvait, le vieux enseignait la petite sur les êtres et sur les choses qu’ils rencontraient. Le vieux nommait à la petite toutes les choses qu’elle découvrait et, quand il le connaissait, il lui en décrivait l’usage. Souventefois aussi, la petite demandait au vieux l’origine des choses et le vieux faisait toujours l’effort de lui répondre le plus sérieusement et le plus complètement possible mais, quand il ignorait la réponse, le vieux l’avouait à la petite.