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mardi 1 mars 2016

Irène Némirovsky : Les chiens et les loups


Les chiens et les loups (1940) se déroule en Ukraine dans les milieux juifs. La société est divisée en trois « castes » : ceux de la ville du bas, les pauvres juifs, petits artisans, boutiquiers, « la racaille infréquentable » qui porte des guenilles et parle yiddish; la ville moyenne où vivent non sans hiérarchie médecins, avocats, commerçants, petits bourgeois et où coexistent juifs, russes et polonais. Et enfin le ville haute interdite aux juifs sauf à ceux qui possèdent une grande fortune et peuvent se permettre de tout acheter. Les chiens et les loups, c’est cette opposition entre ceux qui réussissent et  dominent et ceux qui sont pauvres et obéissent.

C’est dans la ville moyenne qu’habite la petite Ada Sinner dont le père Israël est un intermédiaire entre la ville moyenne et la haute. Chez elle vivent aussi sa tante, veuve, son cousin Ben et sa cousine Lilla. Au cours d’un pogrom, Ada et  Ben se réfugient dans la ville haute. Ils demandent asile aux cousins Sinner, la branche riche de la famille. Les enfants y sont accueillis avec hauteur mais Ada y fait une rencontre qu’elle n’oubliera pas : son cousin, Harry, enfant délicat, raffiné, richement habillé, qui sera le seul amour de toute sa vie. Elle le retrouvera dans l’exil, à Paris, où la famille est obligée de fuir après la mort de son père. La vie à Paris contraste avec la vie en Ukraine mais elle y est toujours difficile; heureusement Ada est peintre et son travail va lui permettre de s’en sortir.

La description de la vie en Ukraine est passionnante et j’ai trouvé que c’était le moment le plus fort du livre. La ville à plusieurs niveaux comme dans un film de Fritz Lang, la misère, le pogrom dans le ghetto, la fuite des enfants, la découverte de l'inégalité sociale vécue comme un choc, tout est animé d’une vie intense, raconté avec un grand talent. J’ai suivi aussi avec intérêt les tribulations du personnage principal qui est, de plus, entourée de personnages secondaires bien campées. Ada est attachante, intelligente et courageuse. Elle lutte contre les difficultés de l’exil, et ne baisse pas les bras! C’est un beau portrait de femme. Son amour pour Harry semble être sa grande faiblesse. Au départ on peut se demander si elle est attirée par Harry qui n'a pourtant rien d'exceptionnel ou par ce qu’il représente. Mais on voit, plus tard, combien elle est désintéressée et fière, n’acceptant rien de lui.

Ce qui m’a frappée dans la description des milieux juifs par Irène Némirovsky c’est l’incroyable étanchéité qui existe entre les classes sociales, une hiérarchie féroce, un mépris et une dureté pour ceux qui ne réussissent pas, l’importance accordée à l’argent. La valeur de l’homme est déterminée par le fait qu’il a ou n’a pas de fortune. L’écrivaine parle de la race juive et de ses caractéristiques physiques et morales et il en sort un portrait peu flatteur. Si Irène Nemirovsky n’était pas juive elle-même, morte dans un camp de concentration, je dirais qu’elle est antisémite, tant sa critique de la société juive est virulente. Elle appartient pourtant elle aussi a une haute bourgeoisie, dont la fortune est assise sur la finance, et elle aussi a vécu en riche et insouciante jeune fille. Pourtant, elle n'hésite pas à publier des nouvelles dans Gingoire, un journal d'extrême-droite connu pour son antisémitisme. Elle se convertit au catholicisme en 1938 peut-être pour des raisons de prudence en ces temps troublés! Il n’en reste pas moins qu’elle reste hantée par son identité juive dans toute son oeuvre, qu'elle la refuse ou non.

Livre lu dans le cadre du blogoclub de Sylire


lundi 25 janvier 2016

Marceline Loridan-Ivens et Judith Perrignon : Et tu n’es pas revenu




Et tu n’es pas revenu est le livre que Marceline Loridan-Ivens écrit pour son père avec le concours de Judith Perrignon.

Marceline et son père, Salomon, ont été arrêtés par les allemands en 1944 puis transportés vers L’Est : Birkenau pour elle, Auschwitz pour lui. Les deux camps sont voisins l’un de l’autre. Un jour, elle l’aperçoit dans un groupe qui se rend au travail. Elle court vers lui, l’embrasse. Un SS la roue de coups, elle s’évanouit mais a le temps de lui donner son numéro de baraquement. Il peut ainsi lui glisser dans la main, cadeau inestimable, cadeau de vie, un oignon et une tomate et, plus tard,  lui envoyer une lettre qu’il signe de son nom juif : Shloïme, ultime résistance d’un homme qui va mourir de privations et de sévices vécus dans cet enfer.
Avec Tu n’es n’es pas revenu, plus de soixante dix ans après, Marceline répond à son père et lui adresse une lettre témoignage : le quotidien d'un  camp de concentration, le travail dans les tranchées, la faim, le froid, le manque d’hygiène, les maladies, les coups, le pouvoir absolu des médecins comme Mengele sur la vie et la mort, les humiliations et surtout la violence partout, la fumée des crématoires qui ne s’arrêtent jamais.. Mais aussi une lettre hommage à travers ce dialogue, au-delà des années et  de la mort, avec cet homme qui aimait tant sa « chère petite fille «  et qui lui demandait de vivre.
Ensuite la libération, le retour, l’incompréhension des autres, la difficulté de réadaptation, la honte d’avoir survécu et surtout une expérience terrifiante que tous les rescapés des camps ont expérimentée : l’on ne sort jamais tout à fait d'un camp de concentration. On en garde la marque dans son esprit et dans son corps. Mais pour continuer à vivre il faut croire en l’avenir, penser à un monde meilleur. Marceline devient une femme engagée, communiste; elle est scénariste, réalisatrice avec son mari Joris Ivens mais le désenchantement viendra.

A la fin du livre elle porte un regard pessimiste sur le monde actuel :
Tu avais choisi la France, écrit-elle à son père, elle n’est pas le creuset que tu espérais. Tout se tend encore une fois, on nous appelle les juifs de France, il y a aussi les musulmans de France, nous voilà mis face à face, moi qui m’étais voulue de tous bords, en tout cas du côté de la liberté.
Ce qui l’amène à se demander quand elle analyse l’état du monde à notre époque s’il valait le coup de revenir des camps.
Mais j’espère que si la question m’était posée mon tour juste avant que je m’en aille, je saurai dire oui, ça valait le coup.

Certains propos sur notre société m'ont pourtant gênée : 
C’est une mosaïque hideuse de communautés et de religions poussées à l’extrême. Et plus il s’échauffe, plus l’obscurantisme avance, plus il est question de nous, les juifs.
Je pense que, à l'heure actuelle, les replis communautaires et les extrémismes religieux sont le propre de toutes les religions qu'elles soient chrétienne, juive, musulmane... Nous en portons tous la responsabilité. Il n'y a pas d'un côté les responsables qui sont les autres, et de l'autre les victimes qui sont les juifs. Nous sommes tous victimes de la barbarie. Des personnes de toutes les religions et des athées meurent dans les attentats.

Ceci dit,  j'ai trouvé le  livre poignant.  Il laisse une tristesse au fond du coeur longtemps après l’avoir lu. L’on se dit en voyant la haine et l’intolérance qui se déchaînent autour de nous que l’homme ne sait pas tirer une leçon de l’Histoire, qu’il recommence toujours les mêmes erreurs.  

J’ai vécu puisque tu voulais que je vive. Mais vécu comme je l’ai appris là-bas, en prenant les jours les uns après les autres. Il y en eut de beaux tout de même. T’écrire m’a fait du bien. En te parlant, je ne me console pas. Je détends juste ce qui m’enserre le cœur. Je voudrais fuir l’histoire du monde, du siècle, revenir à la mienne, celle de Shloïme et sa chère petite fille. »



Et celui de  Clara

jeudi 4 juin 2015

Stig Dagerman : Automne allemand


Stig Dagerman, écrivain et journaliste suédois  est envoyé en 1946 en Allemagne pour faire un reportage sur le peuple allemand vaincu. Cette série d’articles a été réunie dans ce livre intitulé Automne allemand. Je venais de le lire  quand le hasard a voulu que je continue avec le roman de Bernhard Schlinck, Le liseur. Ce qui m’a permis d’effectuer un survol de l’Allemagne de 1946, directement après la défaite, quand l’Allemagne est encore occupée par les armées étrangères jusqu’aux années 1960.
Si Le liseur de Schlinck parle de la jeunesse née après la guerre sur laquelle repose tout le poids de la culpabilité des parents nazis, les témoignages de Stig Dagerman portent sur la génération qui a vécu la guerre et a été complice du nazisme

Le journaliste est là pour sonder les idées politiques du peuple allemand après la défaite, pour savoir s’il se sent coupable de s’être placé derrière Hitler, s’il en éprouve des regrets. Stig Dagerman explore le thème de la culpabilité et de la honte mais en soulignant combien cette question est faussée en cet automne 1946, (c’est le titre du premier article) date à laquelle la population allemande exsangue vit dans les caves inondées des maisons en ruines, uniquement préoccupée par la survie, la recherche de nourriture et peu encline à se poser des questions de morale. Cette lutte de tous les instants contre le froid, la faim, l’humiliation de l’occupation étrangère souvent très dure, laisse peu de place pour les sentiments et le retour sur soi-même.. La misère n’a jamais été un facteur de régénérescence. Si les souffrances des allemands touchent Stig Dagerman, elles ne constituent pas une excuse, encore moins une réhabilitation. Elles ne dédouanent pas les allemands des atrocités qu’ils ont commises ou laissés commettre. Mais souligne le journaliste, les Alliés, en imposant cette punition aux allemands n’en sortent pas grandi eux-mêmes.
« De plus la faim et le froid ne figurent pas dans la gamme des peines prévues par la justice, pour la même raison qui veut que la torture et les mauvais traitements n’y figurent pas. »
De plus, il pose le problème de l’obéissance à l’autorité et de la contrainte exercée par l’état envers ceux qui ne s’y plierait pas.
Le journaliste parle lui aussi de la jeunesse allemande qui dès le plus jeune âge a été embrigadée, modelée, pliée à l’idéologie nazie. Elle se retrouve maintenant sur la sellette devant des tribunaux de dénazification.
Or comme le proclame un jeune homme  :
"-Mais Hitler était reconnu par le monde entier. Des hommes d’Etat sont venus ici signer des traités. Le pape a été le premier à le reconnaître. J’ai moi-même vu un photo sur laquelle le pape lui serre la main."

"L'Allemagne tout entière pleure ou rit devant le spectacle de la dénazification, (...) ces tribunaux dont les procureurs présentent leurs excuses à l'accusé avant que la sentence ne soit rendue, ces énormes moulins à papier qui offrent fréquemment, dans cette Allemagne qui manque de papier, le spectacle d'un accusé qui présente une vingtaine de certificats attestant une conduite irréprochable et qui consacrent un temps considérable à des milliers de cas absurdes et sans importance tandis que les cas véritablement graves semblent disparaître par quelque trappe secrète."
 
En abordant toutes ces questions avec honnêteté et exigence à travers le vécu des allemands aux lendemains de la guerre, Stig Dagerman renvoie à la propre responsabilité de la Suède alliée à l’Allemagne nazie mais aussi à celle de tous. Il révèle combien ces questions sont complexes et ne peuvent recevoir une réponse simple.

Un livre intéressant écrit par un jeune écrivain - il avait  23 ans- à la sensibilité exacerbée qui ira jusqu'au bout de l'angoisse et se suicidera en 1954.


dimanche 31 mai 2015

Bernard Schlink : Le liseur


Dans Le liseur de Bernard Schlink, un jeune garçon de 15 ans, Michaël, a une liaison avec une femme de 20 ans plus âgée que lui, Hanna. Il entretient avec elle une relation passionnée et prend l’habitude de lui lire des livres car Hanna, comme lui, s’intéresse à la littérature. Pourtant, un jour, elle disparaît sans laisser d’adresse. Des années plus tard, il la retrouve sur le banc des accusées (elles sont cinq) d’un procès antinazi. Il apprend alors que Hanna a été gardienne d’un camp de concentration et s’est rendue coupable de crimes contre l’humanité. Le jeune homme assiste au procès, fasciné par ce qu’il apprend de cette femme qui a été son premier amour. Il comprend alors le secret que celle-ci essaie à tout prix de cacher aux yeux de tous mais que je ne vous révèlerai pas ici. Plus tard, quand elle sera en prison, il prendra l’habitude de lui envoyer des enregistrements de livres. Mais arrive le jour où elle retrouve sa liberté et ….

J’ai refermé ce roman avec un sentiment de tristesse à l'écoute de la musique triste et nostalgique qui émane de la vie gâchée de Michaël. Marqué par l’amour de cette femme plus âgée, il éprouve un double sentiment de culpabilité, d’abord envers elle parce qu’il pense l’avoir trahie, ensuite envers les victimes quand il apprend l’horreur de ses actes. Il ne pourra jamais aimer une autre femme qu’elle et ne pourra jamais construire un relation stable avec une autre. De plus cette histoire individuelle rejoint l’histoire collective, celle amère, poignante, désespérante d’une génération née après la guerre, qui endosse la faute des parents nazis ou complices silencieux du nazisme, partagés entre l’amour qu’ils leur portent et la répulsion qu’ils éprouvent envers leur attitude. Une génération pourtant innocente mais qui ne connaîtra pas l'insouciance de la jeunesse.

Le roman pose aussi le problème du Bien et du Mal et montre que le glissement de l’un à l’autre ne tient parfois qu’à  peu de choses. Hannah s’engage dans l’armée parce qu’elle veut cacher son secret. Cette raison paraît dérisoire en rapport avec les crimes dont elle va se rendre coupable. La vie de toutes ces femmes juives qu’elle a laissé mourir a donc dépendu de ce fait qui apparaît comme une ironie tragique et douloureuse. Elle n’était pas un monstre, mais elle le devient non par conviction mais par "anesthésie" devant l'horreur, par "habitude" de la mort et de la souffrance,  manque de courage pour opposer un refus, manque d'empathie.. Quelle qu'en soit la raison, on ne peut que se poser la question :  comment une femme à priori "normale" peut-elle en arriver là? Le livre pose donc la question implicite: et vous qu'auriez-vous fait? Et vous que feriez-vous si une telle idéologie  renaissait de ses cendres en France? Une question qui reste donc toujours actuelle et universelle!

Bernard Schlinck dissèque les sentiments complexes de ses personnages avec beaucoup de finesse et de précision et ceci d’autant plus que le récit est en partie autobiographique.. Il analyse les contradictions entre amour et haine mais aussi entre le désir de comprendre les bourreaux et l’impossibilité de leur pardonner. Il met en lumière ce sentiment de culpabilité ressenti par les enfants pour les crimes des parents, une culpabilité si lancinante que même lorsqu’elle paraît s’effacer, elle est toujours prête à renaître.
Le style reflète la démarche de Michaël qui écrit cette histoire pour s'en débarrasser, pour prendre des distances avec elle, peut-être même pour oublier; mais sous l'apparente froideur et maîtrise de soi, l'émotion perce, la nostalgie sourd et l'on ressent les sentiments du "garçon" -comme l'appelait Hanna- qui, devenu homme, restera toujours arrêté à ces moments de son adolescence qui l'ont marqué à jamais.

Un coup de coeur donc, pour ce livre, et j’ai beaucoup aimé le film dont Wens vous parlera  dans son blog..

Mais l’amour qu’on porte à ses parents est le seul amour dont on ne soit pas responsable.
Et peut-être est-on responsable même de l’amour qu’on porte à ses parents. A l’époque, j’ai envié les autres étudiants qui prenaient leurs distances face à leurs parents, et du coup face à toute la génération de criminels, des spectateurs passifs, des aveugles volontaires, de ceux qui avaient toléré et accepté ; ils surmontaient ainsi sinon leur honte, du moins la souffrance qu’elle leur causait.
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Il m’arrive de penser que le confrontation avec le passé nazi n’était pas la cause, mais seulement l’expression du conflit de générations qu’on sentait être le moteur du mouvement étudiant. Les aspirations des parents dont chaque génération doit se délivrer, se trouvaient tout simplement liquidées par le fait que ces parents, sous Le Troisième Reich ou au plus tard au lendemain de son effondrement, n’avaient pas été à la hauteur. Comment voulait-on qu’ils aient quelque chose à dire à leurs enfants, ces gens qui avaient commis les crimes nazis, ou les avait regardé commettre, ou avaient détourné les yeux?

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Je voulais à la fois comprendre et condamner le crime de H.... Mais il était trop horrible pour cela. Lorsque je tentais de le comprendre, j'avais le sentiment de ne plus le condamner comme il méritait effectivement de l'être. Lorsque je le condamnais comme il le méritait, il n'y avait plus de place pour la compréhension. Mais en même temps je voulais comprendre H..; ne pas la comprendre signifiait la trahir une fois de plus. Je ne m'en suis pas sorti. Je voulais assumer les deux, la compréhension et la condamnation. Mais les deux ensemble, cela n'allait pas.




Le livre : Le liseur de Bernhard Schlink
Le film : The reader de Stephen Daldry
Félicitations à Aifelle, Dasola, Eeguab et merci à tous ceux qui ont participé sans toutefois trouver les bons titres, l'auteur et le réalisateur.

lundi 18 mai 2015

Aharon Appelfeld : Les partisans


Bien sûr, je connaissais Aharon Appelfeld de nom mais je n’avais rien lu de lui. J’avais tort! C’est ce dont je me suis aperçue en lisant Les Partisans, son nouveau livre qui va sortir sous peu le 21 Mai.

La vie de Appeffeld nourrit son oeuvre

Aharon Appelfeld

Ce roman puisqu’il s’agit d’une fiction est nourri des souvenirs de jeunesse de Aharon Appelfeld dont j’ai trouvé une intéressante biographie ICI Ces faits biographiques sont importants pour la compréhension de son oeuvre.
Aharon Appelfeld, né en 1932, a vécu à Jadova, près de Czernowitzl, à la frontière roumano-ukrainienne. Dès l’invasion du pays par les roumains et les allemands, sa mère est tuée et les nombreux juifs qui habitent la région sont exécutés ou envoyés comme lui et son père en déportation. Très vite séparé de son père, il s'enfuit  et vit seul, à l’âge de neuf ans, se cachant dans les forêts ukrainiennes, travaillant durement pour des paysans, des prostituées, des voleurs de chevaux et surtout taisant sa judaïcité à tous. L’antisémistisme virulent  des ukrainiens en font les complices rêvés des nazis. Aharon Appelfeld dit que sa vie a été celle de l’enfant de « L’oiseau bariolé » de Jerzy Kosinki. voir billet ICI,
A treize ans, en 1944, il rejoint l’armée soviétique. Il arrive à Israël à l’âge de quatorze ans.

Les partisans

Partisans juifs à Vilnius source

 Dans Les partisans, Aharon Appelfeld nous fait partager la vie de juifs échappés d’un ghetto et cachés dans les montagnes ukrainiennes. Leur groupe qui réunit des croyants et des non-croyants, des membres du Bund et des Jeunesse sionistes, des communistes, tous anti-nazis mais très différents par leurs idées, des hommes de tout âge, des femmes et des enfants, sont étroitement liés par un sentiment de solidarité, de respect et d’affection. Les partisans s’organisent peu à peu, menant des escarmouches contre l’armée allemande pour s’emparer de munitions, se ravitaillant auprès des fermiers hostiles sous la contrainte des armes, faisant sauter les trains de la Mort qui conduisent les juifs des ghettos dans les camps de concentration. Leur groupe s’agrandit, les juifs échappés des trains, faibles et malades, venant rejoindre la troupe de combattants. Pendant que l’armée nazie mène la Grande Histoire en exterminant les juifs d’Ukraine qu’ils font disparaître dans des fosses communes ou dans les camps de la mort, c’est au Particulier que nous sommes confrontés dans le roman en assistant à la vie quotidienne de tous et en découvrant la personnalité de chacun..

Le narrateur est Edmund, un jeune de dix-sept ans, qui a fui vers les montagnes, abandonnant ses parents sur le quai de la gare en route vers les camps. Il est imprégné d’un sentiment de culpabilité qui ne le quitte jamais.  C’est lui qui décrit le commandant Kamil, une belle figure d’homme et de chef que guide la foi; Il y a Karl, le communiste, qui ne peut supporter l’obscurantisme lié pour lui à la religion, mais qui lui aussi est conduit par cet esprit de solidarité qui ne le quitte jamais : il y aussi Tsila, la cuisinière dont chaque repas est un acte d’amour pour les autres, et la grand mère Tsirel, visionnaire, qui représente la foi et les tradition des ancêtres. Puis les enfants, Michael qui a neuf ans, l’âge de Aharon Appelfeld quand il s’est retrouvé seul, et  le tout-petit Milio, si traumatisé qu’il a perdu la parole et sur qui veille son père adoptif Danzig, attentif à le protéger. Et bien d’autres encore qui nous deviennent proches.Comme Victor, l’Ukrainien, qui est venu les rejoindre parce qu’il ne supportait plus les massacres perpétrés sur les juifs par ces compatriotes nazis, et qui est lui aussi un personnage profondément humain.
 C’est par l’amour, nous dit Appelfelfd que l’homme sera sauvé; chacun doit laisser de côté son égoïsme, ses motivations personnelles et se mettre au service de tous.

Tous ont subi des drames terribles, la perte de ses enfants pour l’une, de ses parents pour l’autre. Ce sont des êtres blessés, portant de lourdes souffrances, sujets à des moments de repli, d’écroulement moral, mais désireux, cependant, de maintenir en eux la part d’humanité, la dignité propre à l’être humain, de ne pas devenir des bêtes comme le voudraient les nazis :
"C’est pour cela que nous sommes ici" dit Kamil. "Nous allons conserver un visage humain, et nous ne laisserons pas le Mal nous défigurer ". C’est aussi un sentiment que j’ai découvert chez Semprun et qui le guide et le maintient en vie dans les camps de concentration.

C’est ainsi que Aharon Appelfled nous fait comprendre ces gens qui ont vécu une telle tragédie et nous les fait aimer sans pourtant tomber dans le manichéisme : "Karl est debout, comme toujours, prêt à tendre la main une main ou aider un homme à se relever. Si tous les communistes lui ressemblaient, le monde serait sauvé sans délai. Au ghetto il y avait  parmi nous des jouisseurs qui accumulaient la nourriture et se bouchaient les oreilles afin de ne pas entendre les gémissements de ceux qui mouraient de faim. Le Mal et la Cruauté qui nous cernaient s’était infiltrés en chacun de nous, seuls quelques élus n’avaient pas été atteints."

Le style de Appelfeld : le détour par la fiction

Le style de Aharon Appelfel est très simple, pur, concis, sans  lyrisme ni pathos. Ce qu’il raconte est déjà si terrible qu’il n’y a rien à ajouter.
J’ai lu que, comme Jorge Semprun, et bien que venant d’horizons et de sensibilité très différents, il a cherché comment dire l’indicible, conscient qu’il fallait un autre langage pour en parler.

"Quand je suis devenu un écrivain et suis devenu conscient de mon écriture, je sus que je ne pouvais pas écrire des mots comme ils avaient été écrits auparavant. Vous ne pouvez pas écrire sur l'Holocauste de manière réaliste, vous ne pouvez pas en parler en termes sociaux, économiques ou politiques. Vous devez parler dans un nouveau langage. Et Kafka est le premier qui écrivit dans une nouvelle direction faite de réel et d'imaginaire. Kafka a sauvé mon écriture ". (source)

Comme Semprun, Appelfeld préfère passer par la fiction plutôt que par le récit de sa propre vie  parce que  :
« La littérature ne doit pas essayer de retranscrire l'histoire mais de révéler la vérité au sein de la vérité. C'est la tension continue entre le particulier et le général qui donne l'œuvre. le particulier seul ne donne que la mémoire ou l'histoire. Le général seul ne donne que la philosophie ou la sociologie. Seule la confrontation entre les deux permet d'écrire. Mon particulier aura été la catastrophe, le ghetto, la forêt, la mort aux trousses. Le général pour moi est l'homme qui souffre et qui cherche l'amour. Pour moi les mots ne sont pas des pierres mais des êtres vivants » (Appelfeld juin 2011 à Toulouse).

Un beau roman, dans son apparente simplicité, et qui ne laisse pas indifférent .



mardi 20 janvier 2015

Valentine Goby : Kinderzimmer


Kinderzimmer de Valentine Goby Actes sud est un récit sur le camp de concentration pour femmes de Ravensbrück



Kinderzimmer, le titre du roman de Valentine Goby, désigne en allemand la chambre des nourrissons, la nurserie. Quel mot tragiquement ironique appliqué à la pièce où naissent les enfants des mères déportées à Ravensbrück, camp de concentration pour femmes pendant la deuxième guerre mondiale. Le livre est une formidable antithèse entre la vie et la mort rassemblés dans un même lieu.

C'est la première fois que je lisais un ouvrage présentant le vécu des femmes dans un camp de concentration, expérience forcément semblable et pourtant très différente de celui des hommes que nous connaissons à travers les romans de George Semprun (un de mes auteurs préférés) ou de Primo Levi. Que représentent les règles, la grossesse, l'accouchement, l'allaitement à Ravensbrück, sinon des étapes particulières vers une mort certaine. Mila, le personnage de Kinderzimmer, est enceinte lorsqu'elle arrive au camp. Elle nous fait pénétrer dans cet univers, elle nous initie à la faim, à l'absence d'hygiène, au froid, à l'épuisement, la maladie; elle nous fait partager le désespoir qui mène à la perte d'estime de soi, au désir d'en finir; elle nous associe au combat mené par ces femmes courageuses pour sauver les nouveaux-nés. Pour arracher son enfant à la mort, Mila trouve un sens à sa vie.  C'est ce qui fait  la beauté du livre, cette lutte de la lumière contre les ténèbres dont parle aussi Jorge Semprun, cette alliance de l'amour et de l'amitié plus forte que la violence et la haine, ce petit filet d'espoir qui redonne confiance en la nature humaine.

Le style de Valentine Goby est beau, sobre et en même temps cruel et l'on ne peut être qu'emporté par ce récit poignant et glaçant :
Alors elle voit les crânes des bébés alignés sur les deux étages des lits superposés, serrés les uns contre les autres, immobiles. Et s'approchant davantage, les peaux moitié nues, les langes puants et pleins. Et les visages. Des vieillards miniatures en série, figures plissées et jaunes, ventres gonflés, jambes maigres et bleues. Quinze petits corps en haut, quinze petits corps en bas, deux fois, les plus chétifs et ridés réunis sur une même paillasse, collection de monstres minuscules. (...)
-Où est-ce qu'ils vont après trois mois?
- Ils meurent.

Pourtant, j'avoue que j'avais quelques doutes en commençant ma lecture de Kinderzimmer après avoir lu les romans de Jorge Semprun. Il me semblait que tout était dit! Comment pouvait-on écrire après lui?
 Certes, dès le début l'on sait que le livre va être sérieux et documenté puisqu'il est né de l'expérience de l'auteure, enseignante, qui reçoit dans sa classe des rescapées de ce camp; de plus, elle a rencontré de nombreux survivants, prisonnières et enfants nés à Ravensbrück. Cependant, un témoignage, même s'il est précieux pour conserver le souvenir, n'est pas une oeuvre littéraire. 
Or, dès que j'ai commencé à lire, dès le prologue, j'ai senti que j'étais bien devant devant un écrit qui dépassait le seul témoignage; l'auteure ne se contente pas de raconter (fort bien d'ailleurs) la vie à Ravensbrück, elle nous place selon un point de vue qui donne une dimension universelle et philosophique au récit et l'histoire devient l'Histoire. Ce point de vue, c'est celui de de l'ignorance et de l'innocence. Quand Mila arrive au camp, elle ne sait pas, elle ne connaît même pas le nom de Ravensbrück et le mot «camp» ne recouvre aucune réalité. Comme il y a toujours une première fois pour un tout-petit qui découvre les merveilles du monde, il y a une première fois aussi pour découvrir le camp, apprendre ce que recouvrent les mots, comprendre le sens. C'est la démarche inverse de celle de l'enfant, c'est découvrir l'horreur, le néant, en un mot, le Mal absolu, reflet de la folie des hommes. Et pourtant y survivre!
Un très beau livre, à lire donc!

Sur l'arrivée au camp de Ravensbrück
Elles sont imprononçables, les phrases habituelles. Ni nous marchons jusqu'au camp de Ravensbrück, à cause du nom ignoré. Ni nous sommes placés en quarantaine, ce block n'a de fonction qu'aux yeux des prisonnières anciennes. Ni à 3h30 j'entends la sirène, car elle n'a pas de montre. Impossible de dire Il y avait une kinderzimmer, une chambre de nourrissons : elle n'en a rien su avant d'y laisser son enfant. Un chagrin monte, qui est un deuil. L'histoire finie n'a plus de commencement possible. Et même s'il y a des images sûres, l'histoire qu'on raconte est toujours celle d'un autre.






Je peux le mettre en livre voyageur si vous voulez?

dimanche 21 juillet 2013

Festival OFF d'Avignon : La compagnie des spectres de Lydie Salvayre et Zabou Breitman : Un coup de coeur!



Zabou Breitman et le maréchal Pétain dans la compagnie des spectres
 Dans la série coup de coeur, La Compagnie des spectres avec Zabou Breitman au théâtre du Chêne Noir jusqu'au 28 Juillet à 18H.

Quand Zabou Breitman s'empare de La compagnie des spectres, un roman de Lydie Salvayre, l'adapte, le met en scène et enfin l'interprète d'une manière magistrale, c'est pour nous enlever, nous ravir au sens premier du terme, pour nous faire vivre une aventure théâtrale qui est un pur bonheur, un grand moment d'émotion partagé entre le rire et les pleurs, la révolte et la compassion.
La compagnie des spectres est en effet la rencontre entre un texte fort, intense, subtil, un belle langue qui emprunte à tous les registres et une actrice lumineuse, tendre et tragique, et amusante aussi, qui sait faire partager toute une gamme de sentiments et nous met en empathie avec les personnages qu'elle incarne.

 Epoque actuelle-1943  : Soit un appartement  misérable et un huissier qui vient faire l'inventaire de biens (sans valeur) pour procéder à une saisie puis une expulsion. Ici, vit Louisiane timide, recluse, incapable de vivre en société, un rien obséquieuse envers l'homme de justice… Et puis il y a sa mère Rose, très âgée, folle, dont la mémoire est resté figée à cette journée de Janvier 1943 où son frère a été sauvagement assassiné par deux miliciens et où sa propre mère, sous le choc, s'est elle aussi retirée dans le silence de son esprit. Trois générations de femmes qui ont été détruites par l'horreur de la collaboration du régime de Vichy et la complicité active (des milliers de lettres de dénonciation) ou passive de nombreux français. Le texte puissant dénonce l'antisémitisme, la dictature, elle dénonce les responsables, le maréchal Pétain, Joseph Darnand, le fondateur de la milice, René Bousquet et son adjoint Jean Leguay, et tous les collaborateurs qui, soit par intérêt, cruauté, désir de puissance et de reconnaissance, soit par lâcheté, ont collaboré avec le meurtre et l'horreur.

Il suffit d'un rien pour que Zabou Breitman devienne tour à tour une des trois femmes, l'huissier et même le maréchal, le pharmacien délateur, un milicien… un geste, une cigarette au bec, une inflexion de voix, un corps qui se courbe d'humilité… Elle  tient ainsi les spectateurs sous le charme, captifs. Mais si le texte est tragique, l'actrice sait nous amener au rire. Là encore une nuance dans son jeu, un mot mis en relief, un déhanchement et le rire surgit. Oh! cette scène inénarrable où elle danse avec le maréchal Pétain himself! Et oui!
Le décor est laid : misérables et étriqués ce salon et cette chambre encombrés d'objets hideux, abimés, cassés, comme si le temps s'était arrêté, comme s'il reflétait le néant de ces femmes détruites, enfermées dans un passé qui sans cesse recommence, dans une violence qui  rejoint le présent. Car au fur et à mesure que la mère parle on comprend que c'est elle, la "folle", qui détient la vérité. L'horreur  n'a jamais cessé pour elles, pour ces deux femmes malades, dans l'incapacité de travailler, dotées d'une petite pension qui leur permet à peine de survivre à deux. La violence actuelle est représentée par cet huissier qui vient insulter leur misère. Soixante et dix ans après, Louisiane et Rose vivent les conséquences de ce passé tragique mais la violence s'exerce sur elles d'une manière plus subtile comme elle touche tous ceux qui vivent de nos jours "avec 400 € par mois" et ne peuvent payer leur loyer. Et c'est ainsi que le présent et le passé sont solidaires! Et de là naît la révolte qui constitue aussi, peut-être, un espoir.

Un très beau texte! Un grand moment de théâtre!



 Je cite ici un extrait de l'interview de l'auteur Lydie Salvayre Pour comprendre le sens profond de ce roman  voir la suite  ICI

- On a l'impression que c'est le face à face de deux discours qui tournent à vide, celui du présent traumatique éternel de la mère et celui de l'huissier, enchaînement mécanique de formules juridiques, qui va rendre impossible la tentative de reconstruction de la fille. -Un discours qui tourne à vide, mais qui produit des effets. La société, qui devrait l'aider à s'étayer, la rejette, la renvoie vers sa mère, dont elle reçoit cette révolte. Quant à l'huissier, j'ai reçu une lettre d'un lecteur me reprochant d'avoir fait de l'huissier un vichyste, alors que la monstruosité ordinaire des huissiers se suffit à elle-même.

-En ce sens, c'est un livre politique?
-Oui, et pas seulement dans ses aspects historiques. D'ailleurs, on ne s'y est pas trompé, notamment dans les jurys littéraires, même si on ne le dit pas comme ça.
-Dans vos derniers livres, on voit un personnage investi, habité par un discours qui n'est pas le sien, et le confrontent, parfois tragiquement, au réel. Ici, on perçoit une radicalisation de ce dispositif.
-Tant mieux si c'est comme ça. Mais ce qui distingue mes deux derniers romans, c'est la place qu'y tient le discours littéraire. Dans 'la Puissance des mouches', le personnage était possédé par Pascal. Ici, la littérature, Cicéron, Sénèque, respire dans les paroles de la mère, y est incorporée. Quand elle cite Epictète à la face de l'huissier, ces mots sont les siens. Et parfaitement inutiles. La littérature ne peut rien face à la brutalité d'un huissier. On sent à quel point elle est luxe pur, surcroît absolu, renvoyée à l'inefficacité sur le plan de la résistance au social. Pourtant Rose ne serait pas ce qu'elle est, aussi coléreuse, aussi rebelle sans ses lectures.
-Vous n'êtes donc pas la pessimiste radicale qu'on dépeint parfois.
-On me dit même désespérée. Il est vrai que le malheur est au centre de mes romans. Mais c'est un malheur qui ne s'abîme pas en lui-même, qui se tempère, qui est soutenable. Ce n'est pas le malheur insoutenable de Primo Levi. Il peut se dire, et souvent par le rire. La liberté n'est jamais hors de portée.

je n'ai pas encore lu La compagnie des spectres mais après cette belle aventure théâtrale,  je viens de commander le livre pour découvrir le roman.

Editions le Seuil : la compagnie des spectres de Lydie Salvayre

Editions Points : la compagnie des spectres de Lydie Salvayre


lundi 13 août 2012

Jorge Semprun : Le fer rouge de la mémoire





Les éditions Gallimard édite un volume dédié à la mémoire de Jorge Semprun dans la collection Quarto, intitulé Le fer rouge de la mémoire. Ce livre regroupe cinq grands romans de l'écrivain, des essais et des préfaces sur Marc Bloch, Robert Anthelme, Paul Nothomb, Primo Levi ... Viennent s'y ajouter un glossaire sur les références littéraires qui jalonnent son oeuvre érudite, une notice biographique qui retrace sa vie en relation avec l'histoire de son pays, l'Espagne en proie à la guerre civile, avec son arrivée en France où il poursuit de brillantes études de philosophie, son engagement communiste dans la Résistance, son internement à Buckenwald puis avec son rôle politique dans l'après-guerre, lutte contre le franquisme mais aussi contre le stalinisme, dans une condamnation de tout ce qui est une atteinte à la liberté. Un bel hommage à l'écrivain disparu le 7 Juin 2011.
Le titre de cette véritable somme est emprunté à l'écrivain qui a fait du travail de mémoire une constante féconde et riche de son oeuvre car face à l'innommable, face à l'horreur, il faut  continuer  
" à remuer ce passé, à mettre à jours ces plaies purulentes, pour les cautériser avec le fer rouge de la mémoire". *

Toute l'oeuvre de Semprun est une interrogation sur la mémoire. Celle-ci est-elle fiable?
"Il se demande pourquoi il y a tant de neige dans sa mémoire, plein de neige crissante dans son insomnie. C'est le mois d'août pourtant..." ainsi débute le premier chapitre de L'évanouissement. Ce qui fait la richesse et la complexité de l'oeuvre de Jorge Semprun, c'est qu'il explore toutes les possibilités de la mémoire, irruption du présent dans le passé,  mais aussi projection dans l'avenir au milieu du passé. Le souvenir est fragmentaire, capricieux, fragile, il se présente sous forme de strates, il échappe, il revient... et c'est dans cet effort de reconstruction, cette recherche à la fois philosophique et littéraire que Semprun va atteindre son but, nous faire partager ce qu'il a vécu, rendre compte de la réalité aussi difficile que cela paraisse. Car l'expérience des camps de concentration est-elle transmissible? Comment raconter ce qui dépasse l'imagination, ce qui n'est pas crédible. Les témoignages permettront aux historiens de consigner les faits, "tout y sera vrai.. sauf qu'il manquera l'essentielle vérité, à laquelle aucune reconstruction historique ne pourra jamais atteindre, pour parfaite et omnicompréhensive qu'elle soit... L'autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l'expérience n'est pas transmissible... Ou plutôt, elle ne l'est que par l'écriture littéraire"**

C'est avec bonheur que que j'ai retrouvé les romans que je connaissais déjà de ce grand écrivain, Le grand voyage, Quel beau dimanche, l'écriture et la vie,  et que je découvre les deux autres, L'évanouissement, Le mort qu'il faut. Le sentiment que je ressens devant cette écriture puissante, ces récits poignants qui dépassent le simple témoignage pour devenir oeuvre d'art et nous cueillir de plein fouet car "racontés avec suffisamment d'artifice", est celui que Jorge Semprun, lui-même, exprime dans sa préface à propos de L'Espèce humaine de Robert Anthelme, un autre résistant déporté : "Il y a longtemps que je n'avais pas lu un livre témoignant de la grandeur humaine d'une façon aussi nue, bouleversante (...). A première vue cette affirmation peut paraître paradoxale, puisque la vie qui y est décrite est la plus misérable, la plus méprisée..."
 Et oui, c'est au moment où Jorge Semprun montre l'espèce humaine humiliée, conditionnée par la faim, réduite à l'esclavage, ravalée à l'état de bête, qu'il insuffle en nous l'espoir en l'humanité! C'est pendant ce voyage où entassés les uns sur les autres dans un wagon plombé qui les amène vers un camp dont ils ne peuvent encore mesurer l'horreur, que la beauté apparaît sous la forme de ces petites pommes juteuses que "le gars de Sémur" partage avec lui***.  Par la force de la pensée, de la littérature, de la poésie, Jorge Semprun puise la force de survivre. C'est dans la contemplation d'un arbre sous la neige,"dans la certitude de sa beauté viride, prochaine, inévitable, survivant à ma mort"****, que s'affirme l'idée fondamentale développée par l'écrivain dans toute son oeuvre et qui - au-delà de l'expérience des camps- est universelle, celle de la grandeur humaine plus forte que la barbarie. Face au Mal, l'homme a toujours la liberté de choisir le Bien.

Si vous n'avez pas lu Jorge Semprun et ne connaissez pas encore la force de son écriture, n'hésitez pas! Ce volume en forme d'hommage, Le fer rouge de la Mémoire, vous donnera l'occasion de faire une rencontre inoubliable.

* Autobiographie de Federico Sanchez
** L'écriture ou la vie
***Le grand Voyage.
**** Quel beau dimanche






Merci à La librairie Dialogues




jeudi 25 août 2011

La Voleuse de livres de Markus Zusak


La Voleuse de livres de Markus Zusak a reçu le prix Mille pages de la Jeunesse mais que l'on ne s'y trompe pas, ce livre n'est pas seulement destiné aux enfants, il peut être lu par tous et a une portée universelle. Il parle d'enfants de milieux modestes qui sont apparemment comme tous les autres, allant à l'école, se bagarrant avec les copains, jouant au football dans les rues du quartier, voleurs de pommes à leurs heures. Mais voilà! Nous sommes en Allemagne en 1939, les filles et les garçons sont enrôlés dans les jeunesses hitlériennes et apprennent le culte du Fürher et lorsque la guerre éclate l'apocalypse se déclenche.
Pas étonnant, alors, que ce soit la Mort qui prenne la parole et "Quand la Mort vous raconte une histoire vous avez tout intérêt à l'écouter." Le ton est donné! Surtout que nous ne sommes pas loin de Dachau et qu'il est impossible à tous d'ignorer le sort réservé aux juifs, que le père de Liesel, communiste, a disparu, que celle-ci voit mourir son petit frère dans le train qui l'amène chez des inconnus et que sa mère l'abandonne, pour la sauver, bien sûr, avant d'être déportée à son tour... mais quand on est une fillette d'à peine plus de neuf ans, peut-on accepter cela? Ce n'est pas sans souffrances qu'elle comprendra peu à peu ce qui se passe autour d'elle et pourra porter un jugement.
Pourtant Liesel, dans son malheur, va être entourée d'amour et de compréhension. Rosa et Hans Huberman, les parents adoptifs sont de magnifiques figures, extrêmement attachantes. Surtout le père, Hans Huberman, un simple ouvrier, qui entoure Liesel de son affection et lui apprend à lire. Si la petite voleuse de livres a commencé sa carrière dans le cimetière où elle a enterré son frère, (je vous laisse découvrir le titre du premier livre qu'elle a volé!) elle continuera par la suite pour satisfaire son amour de la lecture.. D'autres personnages aussi sont très réussis, d'une grande humanité, le jeune voisin, un garçon aux "cheveux jaune citron", nommé Rudy, Max, le juif que les Huberman cachent dans leur cave au péril de leur vie. C'est ce que j'aime particulièrement dans ce roman : au milieu du désespoir le plus noir, l'espoir survit grâce à l'amour. A la fin de sa vie, Liesel revoit "la longue liste des existences qui s'étaient mêlées à la sienne. Parmi elles, lumineuses comme des lanternes, il y avait Hans et Rosa Huberman, son frère, et le garçon dont les cheveux auraient à jamais la couleur du citron."
 Et puis il y a la Mort, personnage omniprésent, qui voit tout, qui sait tout de notre pauvre humanité, de notre folie, de la barbarie dont sont capables les hommes et si ses commentaires sont parfois d'un humour macabre, son récit retentit tristement, douloureusement, imprégné d'une lassitude infinie.
Ainsi l'originalité dont fait preuve l'écrivain en plaçant la Mort au centre du roman, en la choisissant comme narrateur, n'est pas gratuite. Elle renforce l'intensité dramatique du récit, elle nous permet de ne pas rester spectateur extérieur à l'action. Elle nous fait pénétrer dans les consciences, lire les pensées intimes des gens, assister sur tous les fronts, dans tous les pays en même temps, à la folie meurtrière engendrée par la terrible idéologie nazie. L'inversion des rôles, c'est la Mort qui a peur et non le contraire, pour être surprenante et humoristique, n'en est pas moins très forte. Elle permet d'accentuer encore l'horreur de ce qui s'est passé pendant la seconde guerre mondiale et cela justifie le propos général du roman qui est résumé par le jugement de la Mort sur l'Humanité :

"J'aurais voulu parler à la voleuse de livres de la violence et la beauté, mais qu'aurais-je pu dire qu'elle ne sût déjà à ce sujet? J'aurais aimé lui expliquer que je ne cesse de surestimer et de sous-estimer l'espèce humaine, et qu'il est rare que je l'estime vraiment. J'aurais voulu lui demander comment la même chose pouvait être à la fois si laide et si magnifique, et ses mots et ses histoires si accablants et si étincelants."

Un beau livre donc, au style surprenant, poétique mais non dénué d'ironie, où la tendresse alterne avec la cruauté.

A propos de La Voleuse de Livres j'ai découvert une interview très intéressante de l'écrivain australien sur le site :  Oh! éditions.
En voici un passage :
"Parlez-nous du personnage de la Mort.
Je voulais que la Mort soit à la fois différente et semblable à nous. Je voulais que la Mort fasse partie des grands éléments, au même titre que le ciel, les nuages, les arbres. Je voulais aussi qu’elle soit vulnérable. Elle a beaucoup de points communs avec les hommes, notamment leur face sombre. Une fois, je l’ai décrite effrayée par les hommes, je sais que j’avais le ton juste, bien que ce renversement de situation soit inattendu : pour une fois, c’est la Mort qui avait peur des hommes et non pas, comme c’est souvent le cas, l’inverse."
Le thème de l'amour contrepouvoir de la Mort :
"Dans La Voleuse de livres, la Mort dit nous raconter l’histoire d’une petite fille. Mais ne croyez-vous pas qu’un des messages du roman – au-delà de l’histoire – est la façon dont l’amour et la bonté peuvent avoir une sorte de pouvoir sur la mort ?
Je me suis essentiellement concentré sur le fait que l’homme porte en soi à la fois une grande beauté et une grande monstruosité, et tout notre combat est de faire émerger la beauté dont on est détenteur. Je crois, comme le dit le vieil adage, que la mort donne à la vie tout son prix. Savoir que nous ne sommes pas ici pour toujours nous fait apprécier les choses et ce sont souvent les démonstrations de bonté et d’amour qui, à la fin, nous définissent."
Voir le reste de l'interview en cliquant sur le lien:
http://www.oheditions.com/spip.php?page=interview&id_article=71



samedi 18 juin 2011

Jorge Semprun, L'écriture ou la vie ( citation )


 L'écriture ou la vie


Je ne possède rien d'autre que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire ma vie, l'exprimer, la porter en avant. Il faut que je fabrique de la vie avec toute cette mort. Et la meilleure façon d'y parvenir, c'est l'écriture. Or, celle-ci me ramène à la mort, m'y enferme, m'y asphyxie. Voilà où j'en suis : je ne puis vivre qu'en assumant cette mort par l'écriture, mais l'écriture m'interdit littéralement de vivre.
 

La vie était encore vivable. Il suffisait d'oublier, de le décider avec détermination, brutalement. Le choix était simple : l'écriture ou la vie. Aurais-je le courage- la cruauté envers moi-même- de payer ce prix?




La Mort qu'il faut

Une année à Buchenwald m'avait appris concrètement ce que Kant enseigne, que le Mal n'est pas l'inhumain, mais, bien au contraire, une expression radicale de l'humaine liberté.





vendredi 17 juin 2011

Jorge Semprun et Charles Baudelaire : Ô Mort, vieux capitaine...




En apprenant la fin de Jorge Semprun, j'ai envie de publier ce texte.  Il réunit dans la Mort, Charles Baudelaire et Jorge Semprun, le grand poète du XIX ème et le grand écrivain du XXème siècle.

O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!
Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons!
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte!
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau!
Charles Baudelaire (les Fleurs du Mal)
O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre... J'aime ces mots qui éveillent en moi la vision d'une grande nef aux voiles noires levant l'ancre pour un dernier voyage, une image si belle que curieusement elle provoque en moi ni crainte ni angoisse mais simplement une douce nostalgie. Pourtant, ce n'est pas ce sentiment que je veux retenir à propos de ce poème mais plutôt celui que j'ai éprouvé en lisant le livre de Georges Semprun : Quel beau dimanche

O Mort, vieux capitaine.. C'est ainsi que Georges Semprun accompagne et réconforte son ancien maître et ami mourant dans un camp de concentration. Et ces vers qui éclairent les derniers instants du vieux professeur sont comme une mince trouée d'espoir dans les ténèbres. Ils sont une petite flamme vacillante, toujours prête à s'éteindre mais pourtant tenace et courageuse, perçant l'obscurité.  Ils sont la réponse athée, pleine de tendresse et de beauté, au sentiment de déréliction qui s'empare de l'homme face à la mort. Ils affirment, face aux bourreaux qui le leur dénient, l'humanité des victimes et leur volonté de préserver intact ce qui les rattache à l'humain : amitié, respect, attention à l'autre..  La poésie répond ainsi à un monde barbare et sa force est telle qu'elle est comme un coup de tonnerre dans le ciel noir d'orage de l'enfer nazi.
   




mardi 14 juin 2011

Gitta Sereny, Robert Merle, Jonathan Littell : Au fond des ténèbres




Dans son livre Au fond des ténèbres publié pour la première fois en 1974 et réédité chez Denoël en 2007, Gitta Sereny, journaliste hongroise installée à Londres, interviewe le commandant du camp de Treblinka, Frantz Stangl. Ce dernier, après avoir échappé à la justice en s'évadant à la fin de la guerre grâce à la filière du Vatican, a été retrouvé par Simon Wiesenthal, au Brésil. Jugé en 1970 en Allemagne, il a été condamné à la prison à vie. C'est là, alors qu'il attend son verdict en appel, que Gitta Sereny va le voir et réalise avec lui une série d'entretiens.
Le but de Gitta Sereny est d'essayer de comprendre comment un homme en apparence normal a pu être ainsi associé au mal absolu. Evaluer le passé d'un tel individu, analyser ses motivations, ses réactions d'adulte, apprendre comment il juge ses propres actes, "permettrait peut-être mieux de comprendre dans quelle mesure le mal est déterminé chez l'être humain par ses gènes, et dans quelle mesure il l'est par la société et son environnement."
Cet essai historique passionnant est minutieusement documenté, d'une intégrité totale, Gitta Serny refusant de se laisser gouverner par ses parti-pris et ses sentiments de rejet. La journaliste a vérifié toutes les assertions de Frantz Stangl, a croisé de nombreux témoignages, interrogeant l'épouse, les enfants, d'anciens SS qui ont été ses collaborateurs, des rescapés des camps d'extermination, des témoins extérieurs.
On éprouve une fascination presque morbide à voir cet homme ordinaire qui, placé dans d'autres circonstances, serait resté dans la "normalité", au demeurant bon époux et bon père de famille et à ses débuts fonctionnaire de police consciencieux, glisser progressivement vers la déshumanisation la plus totale, devenir "le meilleur des commandants des camps de Pologne", l'un des plus grands meurtriers de l'histoire de l'Humanité...
C'est comme si Gitta Sereny en sondant la mémoire de Frantz Stangl nous amenait au bord d'un abîme sans fond qui donne le vertige. Elle pose cette question angoissée que j'aurais tout simplement refusé d'envisager quand j'étais plus jeune, tant la frontière entre le Bien et le Mal me paraissait nette : Qu'aurions-nous fait à sa place? Il est tellement plus simple et plus rassurant de se dire que ceux qui ont agi ainsi sont des monstres. Gitta Sereny nous révèle tout simplement que le Mal peut être en chacun de nous et que c'est parfois une question de circonstances. Elle nous montre de quelle façon sournoise, insidieuse, le nazisme et son idéologie haineuse et perverse, corrompt tout, détruit la part d'humanité et cela aussi bien chez les bourreaux que chez les victimes. Témoin cette scène horrible racontée par un survivant où l'on voit les prisonniers s'inquiéter de l'arrêt momentané des convois de juifs à Tréblinka, ce qui signifie pour eux la famine et la mort :
"Notre moral était au plus bas quand Kurt Frantz a pénétré dans nos baraques le visage tout réjoui : "A partir de demain les convois recommencent" Et savez-vous ce que nous avons fait? Nous avons crié :"Hurah! Hurrah!. Ca semble incroyable aujourd'hui. Chaque fois que j'y pense, j'éprouve comme une petite mort".
Tout au long de ces entretiens Frantz Stangl refusera de se reconnaître coupable voire responsable. "J'ai la conscience nette sur tout ce que j'ai fait moi-même"
Une des intérêts de ce livre et pas le moindre est de montrer le fonctionnement sur deux niveaux de la conscience de cet homme. En fait, il était double : d'un côté l'administrateur irréprochable de Tréblinka, un parfait policier qui exécutait les tâches qui lui incombaient d'une manière parfaite; de l'autre un père idéal, un mari aimant. Comment était-ce possible? Parce qu'il n'était pas conscient de sa responsablité ou plutôt il s'interdisait de l'être). Il n'exerçait, d'après lui, aucune violence personnelle sur les juifs, ce n'était pas lui qui avait ordonné leur mort, ce n'était pas lui qui les poussait vers la chambre à gaz, ni lui qui infligeait des sévices aux prisonniers.
Pourtant à la fin des entretiens Gita Sereny lui demande de se regarder en face, de chercher la vérité.
"je n'ai jamais fait de mal à personne volontairement moi-même." a-t-il dit d'une voix indifférente, moins énergique, moins incisive, et de nouveau il a attendu un long moment. (..) Il a saisi des deux mains le rebord de la table comme pour s'y cramponner. "Mais j'étais là", a-t-il dit, alors avec résignation d'une voix curieusement sèche et lasse. Il lui fallut plus d'une demi-heure pour émettre ces quelques dernières phrases. Et finalement très bas : "Donc, en réalité, j'ai ma part de culpabilité".. 



Dès les années 50, Robert Merle publie un livre sur le commandant du camp d'Auschwitz, Rudol Hoess, qui devient sous le nom de Rudolf Lang, le personnage de : La Mort est mon Métier. Un roman, sorti trop tôt, qui fut mal accueilli en France où il heurta trop de tabous. Dans cette oeuvre fictionnelle et historique à la fois, Robert Merle s'appuie sur les entretiens de Hoess avec un psychologue américain Gilbert et sur des documents du procès de Nuremberg. Il arrive au même constat que Gitta Sereny. C'est ce qu'il explique dans la préface de l'édition de poche Folio datant de 1972 :
"Il a bien des façons de tourner le dos à la vérité. On peut se réfugier dans le racisme et dire : les hommes qui ont fait ça sont des allemands. On peut aussi en appeler à la métaphysique et s'écrier avec horreur, comme un prêtre que j'ai connu : "Mais c'est le démon! mais c'est le Mal!"
Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par l'opinion populaire.
"Qu'on ne s'y trompe pas : Rudolf Lang n'était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l'échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent.
Il y a eu sous le Nazisme des centaines, des milliers, de Rudolf Lang, moraux à l'intérieur de l'immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leur sérieux et leurs "mérites" portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l'impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l'ordre, par respect pour l'Etat, bref en homme de devoir: et c'est en cela justement qu'il est monstrueux.






Quant à Jonathan Littell dans Les Bienveillantes, il fait dire à un SS, personnage fictif mais qui ressemble beaucoup à Frantz Stangl :
"Comme pour la plupart je n'ai jamais demandé à devenir un assassin"(...) et j'ai passé les sombres bords, tout ce mal est entré dans ma propre vie, et rien de tout cela ne pourra être réparé jamais. Les mots non plus ne servent à rien, ils disparaissent comme de l'eau dans le sable, et ce sable emplit ma bouche. Je vis, je fais ce qui est possible. Il en est ainsi de tout le monde, je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous!"



jeudi 10 juin 2010

Jerzy Kosinski : L’oiseau bariolé





Le roman de Jerzy Kosinski, écrivain polonais, né à Varsovie en 1933, installé aux Etat-unis depuis 1957, est écrit en anglais et a été traduit en français en 1966. Il fut, nous dit-on, l'évènement littéraire de cette année-là! Et on le comprend quand si longtemps après, sa lecture produit un tel choc que l'on en sort bouleversé.  Une grande oeuvre mais qui peut vous faire désespérer de la nature humaine!

Pendant la guerre, les parents d'un petit garçon de six ans éloignent leur fils de Varsovie car le père risque d'être emprisonné pour ses activités antinazies. Ils croient ainsi lui donner des chances de survivre à l'abri de la violence en le confiant à une vieille femme, Marta, qui vit dans une des régions la plus reculée de la Pologne de l'Est, la plus pauvre et la plus primitive d'Europe centrale. Mais Marta meurt deux mois après l'arrivée du petit garçon et celui-ci dépend désormais de la bonne volonté des villageois et des paysans. Oui, mais voilà, la population a le teint clair, les cheveux blonds et les yeux bleus. L'enfant, lui, avec ses cheveux et ses yeux noirs est pris pour un juif ou un bohémien, deux races particulièrement haïes par cette population catholique (les juifs ont persécuté le Christ et méritent leurs souffrances) et superstitieuse, arriérée, qui croit que les yeux noirs sont capables de transmettre les infirmités, la peste et la mort. D'autre part, les allemands punissent la population qui aurait l'audace d'abriter un juif. Le gamin va subir tous les sévices, les violences et perversions de ces brutes humaines. Il ne devra sa survie qu'à sa chance et à sa débrouillardise. Pendant quatre ans il ne reverra pas ses parents et ira, comme des milliers d'autres enfants dans son cas, jusqu'au bout de l'Enfer.

Le titre du roman fait référence à l'amour frustre d'un paysan du village pour une fille qui vit hors du village après avoir été violée et est considérée comme folle. Lorsque celle-ci n'apparaît pas et reste cachée dans les bois, l'homme capture un oiseau et badigeonne ses ailes avec des peintures de toutes les couleurs. Puis il libère l'oiseau bariolé espérant le retour de la femme. Celui-ci vole vers ses semblables. Mais ceux-ci ne le reconnaissent pas comme un des leurs et l'accueillent à coups de bec et de griffes, le lacèrent et le mettent à mort.
C'est la métaphore du livre, l'histoire de ce petit garçon toujours en quête de ses semblables dont il a besoin pour survivre mais qui est rejeté et persécuté parce qu'il a les cheveux noirs.

Le roman est écrit à la première personne et c'est donc à travers les yeux d'un enfant tout d'abord innocent et naïf que l'on découvre le monde. Avec Marta, malgré ses croyances d'un autre âge, le gamin découvre la nature, les animaux et les souvenirs de sa vie passée sont encore assez forts pour lui permettre de surmonter le chagrin de la séparation. Mais c'est surtout après la mort de sa protectrice, qu'il va être confronté à la cruauté. Et d'abord, avec Olga, la guérisseuse, le garçon comprend sa différence et le mal qu'il porte en lui

Elle m'appelait l'Enfant noir : c'est d'elle que j'appris pour la première fois que j'étais possédé par un esprit malin... Le signe infaillible de la présence du démon, c'étaient ses yeux noirs ensorcelés, capables de soutenir sans ciller le regard des yeux clairs et brillants. Olga me soupçonnait d'être un vampire et ne s'en cachait pas.

Pendant toutes ces années de guerre et d'errance, il passe de mains en mains, chez des personnes qui le font travailler, l'exploitent, le frappent, le torturent. Peu à peu, il perd le souvenir de ses parents; il n'est désormais préoccupé que de sa survie. Il voit l'être humain dans ce qu'il a de plus noir, de plus abject. A dix ans, il n'a plus rien d'un enfant.
Parallèlement à son destin individuel, le jeune garçon est aussi le témoin d'une Pologne dévastée par la guerre, par la violence protéiforme dans un pays tiraillé par des forces contraires. L'occupation allemande entraîne la misère car l'armée prélève la plus grande partie des récoltes pour ses soldats et élimine systématiquement juifs et bohémiens. L'enfant voit passer des convois, les fameux wagons plombés, en direction des camps de concentration. Et puis, il y a les partisans polonais, les Rouges et les Blancs qui, selon qu'ils veulent ou non installer le communisme après guerre, s'entretuent et exécutent ceux qui paraissent soutenir les uns plus que les autres. Enfin, comble de l'horreur, il y a les Kalmouks, cavaliers mongols qui haïssent le régime soviétique et ont rejoint l'armée allemande. Ils sont utilisés pour des expéditions punitives menées contre les villages. Enfin, vient la libération de la Pologne par l'Armée Rouge et la vision des survivants des camps, squelettes vivants dans leur pyjama rayé. Toute l'horreur et la détresse d'un pays sous la plume d'un écrivain qui écrit avec fièvre comme pour exorciser le Mal absolu...

Ce roman montre avec une force bouleversante toute la barbarie de la guerre et du racisme et la violence nous paraît d'autant plus grande qu'elle est exercée contre un enfant.