J'ai presque terminé L'enragé de Sorj Chalandon que je commenterai bientôt et qui raconte la mutinerie des enfants de la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer en août 1934. Aussitôt a ressurgi le souvenir du poème de Jacques Prévert, La chasse à l'enfant, que j'avais appris par coeur quand j'étais enfant, tant ce texte tiré du recueil "Paroles", publié en 1946, m'avait touchée.
Or dans le roman de Sorj Chalandon, on rencontre le poète, silhouette discrète que les habitants de l'île prennent d'abord pour un policier. On le voit sympathiser avec Ronan et Alain, deux marins qui viennent en aide à Jules, personnage fictif, dit l'Enragé, dit la Teigne, un des mutins en fuite ! Effectivement, Jacques Prévert était dans l'île avec des amis quand les enfants se sont enfuis et que la population a commencé à les traquer.
La Chasse à l’enfant
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! Au-dessus de l'île On voit des oiseaux Tout autour de l'île Il y a de l'eau Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! Qu'est-ce que c'est que ces hurlements Bandit ! Voyou ! Voyou ! Chenapan ! C'est la meute des honnêtes gens Qui fait la chasse à l'enfant Il avait dit "J'en ai assez de la maison de redressement" Et les gardiens, à coup de clefs, lui avaient brisé les dents Et puis, ils l'avaient laissé étendu sur le ciment Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! Maintenant, il s'est sauvé Et comme une bête traquée Il galope dans la nuit Et tous galopent après lui Les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! C'est la meute des honnêtes gens Qui fait la chasse à l'enfant Pour chasser l'enfant, pas besoin de permis Tous les braves gens s'y sont mis Qui est-ce qui nage dans la nuit ? Quels sont ces éclairs, ces bruits ? C'est un enfant qui s'enfuit On tire sur lui à coups de fusil Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! Tous ces messieurs sur le rivage Sont bredouilles et verts de rage Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! Rejoindras-tu le continent ? Rejoindras-tu le continent ?
Au-dessus de l'île On voit des oiseaux Tout autour de l'île Il y a de l'eau.
Le poème, mis en musique par Joseph Kosma, chanté par Mouloudji
Illustration Ivan Bilibine : Conte du tsar Saltan : La princesse cygne et l'île Bouaïana
"Le Conte du tsar
Saltan, de son fils, glorieux et puissant preux le prince Gvidon
Saltanovitch et de la très-belle princesse-cygne " : voici le titre complet du conte merveilleux d'Alexandre Pouchkine qu'il a publié en 1832. Il s'agit d'un conte traditionnel issu du folklore russe mais de nombreux contes dans le monde reprennent le thème des deux soeurs jalouses qui cherchent à se venger de la troisième plus chanceuse, épouse du prince.
Le conte du tsar Saltan de Pouchkineest l'un des contes les plus célèbres en Russie. Nicolaï Rimski Korsakov et son librettiste Bielski ont adapté l'oeuvre de Pouchkine pour créer un opéra Сказка о царе Салтане portant le même titre.
Ivan Bilibine : le tsar choisit Militrissa pour épouse, les deux autres comme cuisinière et tisseuse
Trois
sœurs rêvent à leur avenir dans une modeste isba : que ferait chacune d'elle si elle était tsarine ? L'une dit qu'elle préparerait un grand festin, l'autre
qu'elle tisserait des vêtements somptueux, la troisième, la belle
Militrissa, qu'elle donnerait un bogatyr (preux-chevalier) à son
tsar bien-aimé. Le tsar Saltan qui passait près de chez elles
les entend. Il décide d'épouser la troisième et engage les deux autres comme
cuisinière et tisserande.
Mais
le tsar doit partir à la guerre. Il laisse son épouse enceinte.
Celle-ci accouche bientôt d'un beau petit garçon, le tsarévitch,
Guidon, qui grandit à une vitesse prodigieuse. Les deux sœurs,
jalouses, avec l'aide de leur mère Babarikha, envoient un message à
Saltan pour lui dire que sa femme a accouché d’un monstre.
La
Babarikha est la mère des trois soeurs, mais elle tient le rôle de la
marâtre des contes de fées quand elle devient complice de ses deux
filles pour faire obstacle à la troisième. Elle est aussi une femme- marieuse. Le
tsar répond en demandant qu'on attende son retour pour décider du sort de
l'enfant mais les méchantes femmes substituent le message du tsar à
un autre qui ordonne d'enfermer la tsarine avec son enfant dans un
tonneau et de les jeter à la mer. La mer a pitié de l'enfant et la mère et le tonneau échoue sur une île
lointaine nommée Bouïana ...
Ivan Bilibine : la ville merveilleuse sur l'île Bouïana
Le
tsarévitch Guidon devenu un beau jeune homme sauve un cygne poursuivi par un vautour. Le cygne lui explique qu'elle est une princesse et que le vautour qu'il vient de tuer est un sorcier. En
signe de reconnaissance, la princesse-cygne fait surgir une ville magnifique
sur l'île. Le bogatyr Gvidon en devient le roi puis comme il languit de
son père, elle le transforme en moustique ou en bourdon pour qu'il puisse voyager
caché dans un navire de marchands jusqu'à sa patrie natale.
Bilibine : Le prince Gvidon transformé en moustique
Par trois fois le tsar entendant vanter les
merveilles du royaume merveilleux et de son roi Gvidon par les marchands veut se rendre dans l'île
mais Babarikha et les deux sœurs le dissuadent.
La première fois en affirmant que la merveille n'est pas cette ville sur une île lointaine mais un écureuil enchanteur qui croque des noisettes d'or au coeur d'émeraude.
La seconde fois en affirmant que la merveille n'est pas cette ville lointaine mais trente trois bogatyrs- frères, des géants jeunes et braves, issus des vagues de l'océan.
La troisième fois en affirmant que la merveille n'est pas cette ville lointaine mais une princesse si belle que
Le jour, elle éclipse le soleil
La nuit elle éclaire toute la terre
Le croissant brille sous sa tresse
Et une étoile illumine sa jeunesse
traduction Tetyana Popova-Bonnal
Chaque fois le cygne réalisera le voeu du prince pour obtenir l'écureuil, les trente trois guerriers, mais pour la princesse, ce ne sera possible que par un véritable amour.
Bilibine : Arrivée du tsar et la méchante mère Babarikha
La quatrième fois, quand il entend vanter les merveilles de l'île et apprend le mariage du Gvidon avec une belle princesse, le tsar décide de partir. Lorsqu'il arrive sur l'île, il
reconnaît son épouse, la belle Militrissa,fait connaissance de
son fils Guidon marié à la princesse qui se cachait sous l’apparence du cygne. Le conte se termine dans la joie.
Une oeuvre en vers musicale
Le tsar Saltan et les trois soeurs : miniature de Palekh
Cette oeuvre est une petite merveille,un bijou brillamment ciselé, un récit vivant, animé, poétique, amusant. Le poète l'a rédigé en vers de sept ou huit syllabes dans une langue populaire, savoureuse, joyeuse, avec des personnages proches du folklore russe. On a l'impression que les vers sont chantés.
Le rythme des heptasyllabes accentués sur les syllabes impairs (1/3/5/7 ) est, en effet, très musical, et le retour des mêmes vers dans les situations qui se répètent créent un rythme interne que l'on attend comme un refrain. Ce qui nous rappelle que le conte est destiné à être oral, un conte que l'on lit aux enfants et dont les répétitions sont attendues avec joie.
Un conte merveilleux
Peintres de Palekh : Dans son palais de cristal, L'écureuil croque une noix/ une noix d'or par ma foi
Le conte est une belle histoire d'amour, celle du prince Gvidon et de la princesse-cygne, un récit qui fait intervenir le rêve, la magie, le fantastique. Il obéit au schéma classique du conte traditionnel : à partir d'une situation initiale perturbée par des méchants, le héros ou l'héroïne devra rétablir l'équilibre, aidé en cela par des adjuvants magiques, humains, animaux, ou objets. Il s'agit de contes initiatiques qui permettent au personnage principal (auquel l'enfant s'identifie) de passer de l'enfance à l'âge adulte. La magie ne suffit pas et il faut faire preuve de courage, de débrouillardise, d'intelligence, de bonté.
Dans ce conte tout est en double. Il y a deux couples le Tsar et Mélitrissa et Gvidon et la princesse-cygne dont l'équilibre est pareillement détruit par l'intervention d'éléments déclencheurs qui viennent rompre l'équilibre :
Militrissa et le tsar Saltan séparés par la guerre vont être victimes de la jalousie des deux soeurs et de la mère. C'est le tsarevitch Gvidon qui les réunira.
Comme dans de nombreux contes, la princesse est transformée en animal, ici en cygne : Gvidon tue le magicien qui la poursuivait métamorphosé en vautour. Il aide la princesse-cygne qui l'aidera à son tour.
Le cygne va se poser
Sur les bords dans un fourré.
Il s'ébroue et se secoue,
en princesse se dénoue :
Une étoile entre les yeux,
Un croissant d'or aux cheveux (...)
Traduction Ivan Mignot
Le prince doit prouver sa bravoure mais a besoin pour réussir d'adjuvants magiques : Le cygne réalise ses voeux pour le récompenser. Ils sont au nombre de trois, l'écureuil qui assure la richesse de tous les habitants de l'île; les trente bogatyrs qui assurent la sécurité de l'île et la princesse-cygne qui permet à l'amour de triompher.
Peintres de Palekh : La princesse est majestueuse et bonne
Un conte plein d'humour
Peintres de Palekh: la fête de retrouvailles
Mais le Merveilleux est étroitement mêlé à l'humour qui tient à des personnages burlesques dont la fonction est double : semer des embûches sur le chemin des héros et héroïnes mais aussi faire rire telles les deux soeurs et la mère Babarikha et aussi, parfois, le tsar lui-même !
Enfin, autre source de comique, le moustique. Ainsi lorsque les méchantes soeurs se font piquer par le moustique ou bourdon et deviennent borgnes, l'une de l'oeil droit, l'autre de la gauche ou quand il s'agit de la Babarikha :
Il
bourdonne et fait des rondes,
Il
se pose sur son nez bien rond.
Notre
héros pique le nez
Et
une ampoule y apparaît.
Là
encore l'alerte commence
En
mettant la défiance
AU
secours ! Attrapez-le !
Ecrasez
la bête féroce !
Traduction De Tatyana Popovna -Bonnal Les contes de fée de Pouchkine Edition bilingue ou une autre traduction
Il va tourner autour d'elle
se met sur le nez d'icelle
Une cloque vient marquer
aussitôt le nez piqué.
De nouveau c'est la panique
Et puis la chasse héroïque :
Au secours, attrapez-le,
Dieu du ciel, écrasez-le,
Tu vas voir, attends, vil traître (...)
Traduction de Ivan Mignot Les contes de Pouckine Le tsar Saltan peinture de Palekh
Comique
aussi dans l'agitation qui suit les piqûres de l'insecte car la scène est traitée avec un grossissement épique que les deux traductions préservent bien "La bête féroce !" "Vil traître !" "chasse héroïque", "Panique ", "alerte" ... qui contraste dérisoirement avec la taille de la bête féroce.
Le dénouement aussi est joyeux et enlevé : l'on y voit le tsar fêter dignement ses retrouvailles avec la Tsarine et son Tsarevitch (pas de punition pour les méchantes) mais on doit porter au
lit le tsar à moitié ivre.
денъ прошел - царя салтана
уложили спать вполньяна
я там был ; мед, пиво пил
усы лищь обмовил
La traduction mot à mot dit ceci :
Le jour passe - le tsar Saltan
Est mis au lit à moitié ivre
J'étais là; j'ai bu du miel, de la bière (hydromel ?)
Mes moustaches seules j'ai mouillées.
Quelles traductions choisir ?
Je vous propose deux traductions qui s'opposent et témoignent de deux positions très divergentes face au fait de traduire. Laquelle préférez-vous ?
Doit-on rester proche du texte et, dans la cas où il s'agit de vers, ne pas respecter la métrique ? celle de Tetyana Popovna-Bonnal
La journée passe et Saltan énivré
fut tout de suite couché.
J'y étais, j'ai bu l'hydromel
Seule ma moustache fut mouillée.
Traduction Popova-Bonnal dans Les contes de fée de Pouchkine Edition bilingue
Ou la traduction d'Ivan Mignot qui s'éloigne du texte (tout en
respectant l'esprit) mais garde la versification et utilise l'heptasyllabe comme le vers pouchkinien et la rime.
Le soir, il fut sur sa couche
Ivre comme une vraie souche
J'y étais et j'ai bien bu
Ne m'en demandez pas plus.
Traduction Ivan Mignot Les contes de Pouchkine Le tsar Saltan peinture de Palekh
Les éditions et les illustrations
1) Traduction en vers proche du texte et juxtalinéaire de Popova-Bonnal Les contes de fée de Pouchkine Edition bilingue
Illustration couverture Ivan Vanestiv : Ivan Tsarevitch chevauche le loup gris 1889
2) Traduction Ivan Mignot en vers heptasyllabes Les contes de Pouchkine Le tsar Saltan ma traduction préférée.
Peinture de Palekh Editions медный всадник : Le cavalier de bronze. J'ai acheté ce livre à Saint Pétersbourg. Je ne sais pas si on le trouve en France.
Palekh : Les illustrations, splendides, sont des peintures d'icônes sur bois laqué, provenant de la ville de Palekh devenue centre de la miniature sur laque. Collections privées ou musée russe de Saint Petersbourg, ou musée Pouchkine.
3) Vous pouvez aussi lire ces contes aux Editions Albin Michel jeunesse illustrés par Ivan Bilibine d'après une réédition de 1906. traduction en vers de Henri Abril. Je n'ai pas lu cette traduction mais les illustrations de Bilibine sont enchanteresses.
Ivan
Bilibine est né en 1876. Il est peintre et illustrateur. Formé sous la direction du grand maître Ilia Répine, il réalise en 1899 ses
premiers travaux graphiques et ses premières illustrations de contes
populaires russes : il trouve là son domaine de prédilection, dont il ne
se départira plus et qui caractérise son oeuvre. Ivan Bilibine s'est fait aussi connaître comme décorateur d'opéra.
La mort du poète : duel de Alexandre Pouchkine et de Georges d'Anthes
En 1837, Alexandre Pouchkine le grand poète russe se bat en duel contre un officier français de l’armée du tsar, alsacien, Georges-Charles Heeckeren d’Anthès qui courtise sa femme Natalia Gontcharova. Celle-ci, coquette, suscite la jalousie du poète mais rien ne semble indiquer qu’elle ait eu réellement une liaison avec l’officier. Cependant la rumeur circule, des lettres anonymes sont envoyées à
Pouchkine, les affronts, les provocations, les railleries contre le mari
trompé se succèdent. Pouchkine provoque d’Anthes en duel. Celui-ci est militaire, il sort de l'école de Saint Cyr. Il est le premier à
tirer et ne rate pas sa cible. Il l'atteint au ventre. Pouchkine ne mourra qu'au bout de deux jours dans d’atroces souffrances.
Natalia Gontcharova : belle et frivole
La lettre anonyme abjecte envoyée à Pouchkine
Quand Alexandre Pouckine meurt, Mikhail Lermontov a 23 ans. Il ne lui
reste plus que quatre ans à vivre et l’émotion qu’il éprouve à l’annonce
de la mort de Pouchkine est si violente qu’il prend sa plume et écrit
dans l’urgence et la fièvre les 56 premiers vers de ce beau poème
intitulé La mort d’un poète qu’il adresse au tsar Nicolas 1er en hommage au poète assassiné. Il réclame vengeance auprès du tsar.
Vengeance souverain, vengeance ! Que la supplique monte jusqu’à toi Soutiens le droit et punis l’assassin Fais que son châtiment de siècle en siècle Proclame la justice en l’avenir Et fasse la frayeur des criminels
Alexandre Pouchkine
Tout en rendant compte de la grandeur du poète, il déplore que les commérages malveillants sur son honneur l'ait poussé à la mort. Il accuse l'hypocrisie de ceux qui, responsables de la fin du poète, feignent de s'en émouvoir. Mais il affirme aussi que Pouchkine a été humilié, persécuté "dès ses débuts" et on verra pourquoi.
Le poète est tombé, prisonnier de l’honneur, Tombé calomnié par l’ignoble rumeur, Du plomb dans la poitrine, assoiffé de vengeance ; Sa tête est retombé en un mortel silence. Hélas ! sous le poids des offenses, L’aède élu s’est affaissé, Comme avant, contre l’arrogance Des préjugés, il s’est dressé. Le chœur des louanges confuses Est vain comme sont vains les pleurs Et les pitoyables excuses. Le sort a voulu ce malheur... Or, c’est vous qui, dès ses débuts, Persécutiez son pur génie, Pour en rire, attisant sans but La flamme où couvait l’incendie. Il n’endura pas le dernier Cruel outrage à sa personne. Son flambeau, hélas ! s’éteignait Flétrie son illustre couronne...
dans la traduction de Katia Granoff(Editions Gallimard (Poésie), 1993)
ou dans la traduction de la poétesse Marina Tsvetaïeva
Sous une vile calomnie Tombé, l’esclave de l’honneur! Plein de vengeance inassouvie, Du plomb au sein, la haine au cœur. Ne put souffrir ce cœur unique Les viles trames d’ici-bas, Il se dressa contre la clique. Seul il vécut – seul il tomba. Tué! Ni larmes, ni louanges Ne ressuscitent du tombeau. Tous vos regrets – plus rien n’y change, Pour lui le grand débat est clos. Un noble don vous pourchassâtes – Unique sous le firmament, Incendiaires qui soufflâtes Sans trêve sur le feu dormant. Tu as vaincu, humaine lie! Triomphe! Ton succès est beau. A terre le divin génie, A terre le divin flambeau!
Par la suite, j'utilise la traduction de Katia Granoff parce que je la préfère.
Georges d'Anthes, l'assassin de Pouckine
Dans le passage suivant, Lermontov réclame la punition du coupable. Il
accuse tous les étrangers venus en Russie pour briguer les honneurs et
faire une carrière militaire de mépriser
la Russie, et, dans le cas de d'Anthes, de ne pas même avoir conscience qu'il vient de tuer le Génie russe en la personne d’Alexandre Pouchkine.
Son meurtrier a froidement Braqué sur lui l’arme fatale. Un coeur vide bat calmement, N’a pas tremblé la main brutale. Quoi d’étonnant ? Venu d’ailleurs, Il trouvait chez nous un refuge Pour capter titres et bonheur, Comme d’autres nombreux transfuges. Il raillait, en les méprisant La voix, l’esprit de notre terre ; Sa gloire, il ne la prisait guère Et dans ce funeste moment, Ni lui, ni d’autres ne savaient Sur qui sa main s’était levée...
Pour comprendre ceci, il faut savoir que Pouchkine est considéré comme "le père"
de la littérature russe. C’est le premier écrivain moderne à écrire en
langue russe en employant la langue
populaire, vivante, riche, savoureuse, (beaucoup écrivait en français, la langue à la mode à
l’époque ou en russe en imitant les écrivains étrangers), en remettant à l’honneur les
coutumes du peuple russe, en donnant la parole aux paysans, aux "nianias",
les nourrices des enfants nobles, qui perpétuent les contes, les
croyances et les chants traditionnels russes. Tous les grands écrivains
russes, en particulier Tolstoï et Dostoeivsky, lui sont redevables. Il
redonne sa dignité et sa grandeur non seulement à la langue mais aussi à
tout un peuple en révélant sa beauté et sa vitalité alors dédaignées.
Les vers de Lermontov sont aussitôt repris par les amis de Pouchkine, Ivan Tourgueniev, Vassilisi Joukovsky et tant d'autres … et font grand bruit dans la société où ils provoquent une vive émotion. Ils sont aussitôt recopiés par dizaines de milliers d’exemplaires, et circulent de main en main et sur toutes les lèvres. Les milliers de personnes qui se pressent devant la demeure du poète mourant, défilent devant son cercueil et assistent à son enterrement, les connaissent par coeur.
Mikhaïl Lermontov
C’est donc ce poème qui fait connaître Lermontov et le rend célèbre mais c’est la deuxième partie rédigée plus tardivement, dans un moment de rage véhémente, qui va lui attirer de graves ennuis. Dans la première partie, on l'a vu, Lermontov accusait déjà les hypocrites qui avaient poussé Pouchkine au duel, en faisant circuler le bruit que sa femme Natalia Gontcharova lui était infidèle mais il ne les nommait pas.
Arrachant sa couronne à ce génie altier, Ils mirent sur son front la couronne fantôme, Où l’épine acérée est unie au laurier, Et qui blessait sa tête à des pointes d’acier ; Et ses derniers instants, ils les empoisonnèrent De murmures moqueurs, ô railleurs ignorants ! Il mourut assoiffé de vengeance exemplaire Et cachant le dépit d’un espoir décevant.
Mais dans les vers qu’il ajoute, non seulement il accuse les ennemis de Pouckine mais il les nomme : ce sont les courtisans proches du tsar, sinon le tsar lui-même, la noblesse et ses rejetons dégénérés qui ne sachant pas reconnaître le Génie, le poursuivent de leur haine, de leurs mesquineries, bafouent son honneur, se moquent de lui et lui rendent la vie impossible. Et il appelle sur eux la vengeance divine puisqu’il semble que l’on ne peut pas l’attendre du pouvoir ! Il va plus loin encore puisqu’il les accuse d’attenter à la liberté. Or, il faut savoir que Pouchkine, dès les débuts, a été victime de la dictature tsariste. Alexandre 1er le condamne pour des écrits « séditieux » et il évite de justesse la Sibérie. Exilé, il voyage pendant six ans entre le Caucase et la Crimée avant d’obtenir sa grâce en 1826. N’étant pas dans la capitale, il évite ainsi d’être compromis dans l’insurrection de Décembre 1825 menée par ses amis Décembristes dont il se sent proche. Mais il tombe sous la censure directe du tsar Nicolas 1er qui surveille personnellement tous ses écrits et lui donne même des conseils d’écriture ! Il doit justifier tous ses déplacements auprès des autorités. Il n'a pas le choix, sa docilité ou l'exil en Sibérie ! La société liée au pouvoir tsariste est donc bien telle que la décrit Lermontov ! C’est ce qu'il décrit dans le Balmasqué et aussi dans son chef d’oeuvre Un héros de notre temps.
Ô vous, ô descendants des ancêtres fameux,
Fameux par leur bassesse et par leur infamie, Vous foulez à vos pieds les restes des familles Que la chance offensa dans ses joies et ses jeux. Le trône est entouré de votre cercle avide, Bourreaux des libertés, du génie, ô perfides, Vous qui vous abritez à l’ombre de la loi, Devant vous tout se tait, la justice et le droit ; Il est un tribunal, ô favoris du vice, Vous n’échapperez pas à l’ultime justice ! La médisance et l’or, cette fois, seront vains, Dieu connaît la pensée et les pas des humains, Et tout votre sang vil ne pourrait effacer Le sang pur du poète, injustement versé.
Traduit du russe par Katia Granoff
J'ai souligné quelques vers ci-dessus pour mettre en relief l'audace (et l'imprudence) de ces déclarations ! On peut imaginer l’effet que firent ces derniers vers sur le Tsar et son entourage immédiat directement visés par le mépris de Lermontov dans un pays où la liberté est fortement réprimée depuis l’insurrection de Décembre 1825, où les privations des libertés sont étouffantes, la censure toujours présente, la répression sévère réduisant la noblesse à l’oisiveté et l’ennui.
Lermontov et son ami, Sviatloslav Raievski, qui a diffusé largement ces vers, furent jugés.
Raievski est exilé en Carélie. Officier dans l’armée russe, Lermontov est expédié au Caucase pour la seconde fois. Un duel l’y avait déjà envoyé une première fois. Là, il se battit contre les tchétchènes pendant les combats qui opposent la Russie expansionniste aux peuples caucasiens.
Peinture de Mikhail Lermontov * : Piatigorsk
Mais c’est en vain désormais qu’il demande l’autorisation de quitter l’armée, c’est en vain que sa grand-mère qui l’a élevé, riche aristocrate, implore son retour à Saint Petersbourg. Le tsar ne lui pardonna jamais et refusa même de reconnaître les décorations gagnés au combat, de plus le succès de Un héros de notre temps écrit pendant son séjour au Caucase l’irritait profondément. Lorsque Lermontov mourut à Piatigorsk, tué en duel par Nikolai Martynov,
en 1841, le tsar exprima sa satisfaction : « A un chien, une mort de
chien » déclara-t-il en privé.
Nikolai Martinez défia Lermontov en duel parce que celui-ci se moquait de lui en le caricaturant. Mais il semble qu'il ait été aussi encouragé par la noblesse proche du tsar qui voulait régler son compte au poète. Lermontov tirait toujours en l'air lors de ses duels. Nikolai Martinov, lui, a tiré pour tuer. C'est ce que j'ai lu mais je ne sais pas si c'est avéré.
*Lermontov était un dessinateur, caricaturiste et peintre amateur de talent. Il
est bon musicien et joue du piano et du violon. Il a une érudition qui le rend supérieur à tous ceux qu'il fréquente. On imagine sans peine par la valeur de ses premières oeuvres quelle place il aurait eu dans la littérature russe s'il avait vécu. Mais il a aussi un caractère épouvantable, il a la satire mordante, caricature ceux qu'il n'aime pas et ils sont nombreux ! Ombrageux, il est prompt à chercher querelle et ne transige pas sur ce qui a trait à l'honneur ! Il se sent profondément décalé par rapport à la société et non seulement il n'a pas peur de la mort mais il la recherche. C'est un homme en souffrance. En fait comme Arbenine et Petchorine, les personnages de sa pièce et de son roman, il méprise cette société vide, inactive, arrogante et cruelle, avide de ragots et qui se nourrit de scandales, mais il ne peut s'en passer !
Peinture de Mikhail Lermontov *: Caucase
*Georges d'Anthès fut jugé mais ne fut pas inquiété. Il rentra en France. Plus
tard, il soutint le coup d'état de Napoléon III et en bon valet de son
maître, il fit une carrière politique florissante et devint sénateur.
Encore un de ceux qui ont envoyé Hugo en exil ! Il a tout pour me plaire,
cet homme !
Le quartier de l'Alfama situé sous le château Sao Jorge
Le château Sao Jorge a été bâti au Vième siècle par les Wisigoths, agrandi par les Maures au IX ième et reconquis par les chrétiens lors la bataille de 1147. Il fut alors baptisé Saint Georges, un saint vénéré par les croisés. Il se dresse sur la plus haute colline de Lisbonne et domine le quartier de l'Alfama.
Lisbonne : château Sao Jorge
Si le château n'offre que des murailles impressionnantes mais nues, les points de vue sont splendides et toute la ville de Lisbonne s'étend devant nous.
Vue du château Sao Jorge sur Lisbonne, le Tage, et le pont du 25 Avril
Vue du château sur la praça da Figueira et sur le quartier de la Baixa
Vue du château Sao Jorge sur la place du Commerce
Vue du château : l'estuaire du Tage, son immensité
L'Alfama : quelques images
La descente sur le quartier de l'Alfama jusqu'au Tage est abrupte mais cette promenade est très pittoresque et permet de découvrir un des plus anciens quartiers de Lisbonne resté populaire même si, parfois, certaines maisons restaurées permettent de voir une évolution dans la population.
Alfama et ses petites ruelles abruptes dégringolant vers les Tage
Alfama : quelques détails
Alfama : maisons restaurées
Au-dessus des toits, le Tage et ses bateaux de croisière On aperçoit le musée du fado en rose
Alfama : ruelle
Casa da Liberdade Mario Cesarini Galerie d'art
Casa da Liberdade Mario Cesarini Galerie d'art
Musée du Fado
Le fado est un chant né dans les quartiers populaires et mal famés d’Alfama. C’est un chant triste qui parle du quotidien du peuple, de la souffrance et de la pauvreté, de la solitude, de la séparation, nostalgie des marins partis en mer, séparés de leur pays et de leur famille pendant de longs mois, ou amour déçu, amour finissant. Au XIX siècle, il était considéré comme populaire et méprisé par la « bonne » société. Dans Les Maïa de Eça de Queiros le grand-père, aristocrate conservateur, s’étonne et se scandalise que l’ami de son petit-fils se soit installé dans un quartier de « chanteurs de Fado ». Mais certains de ses jeunes gens n’hésitent pas à s’encanailler pour aller écouter ce chant qui incarnera plus tard l’identité d’une nation.
Amélia Rodrigues
Le premier disque a été gravé en 1904 mais en 1927 la dictature de Salazar soumet à la censure les textes de fado jugé trop audacieux et contestataires. C’est pourtant sous la dictature que Amelia Rodrigues la plus célèbre chanteuse de fados porte ce chant à son plus haut niveau. Après la Révolution des oeillets, une mauvaise interprétation du symbole, fit que le Fado fut considéré comme un chant lié à Salazar et à ce titre Amelia Rodrigues traitée de fasciste.
Je me suis demandée pourquoi ce fado avait été interdit. La (mauvaise) traduction de google ne me permet pas vraiment de le comprendre si ce n'est que celui qui chante, seul au monde, sans illusions, sans espoir, souhaite mourir. Peut-être désirer la mort offensait-il la très sainte mère l'Eglise au temps du Salazarisme ?
Le musée présente des affiches des plus grands fadistes, des disques, des guitares à six cordes et à la forme arrondie et même une maquette de maison close qui en rappelle l’origine.
Guitares musée du fado
Des tableaux illustrent ou plutôt précisent les raisons de ses chants :
La misère, la prostitution : la tristesse douce du fado n'est pas dépourvue d'espoir
Le départ en mer, la nostalgie de la séparation, de l'éloignement
Le départ du marin
Le surréalisme fait sien le fado
Ce que j’ai préféré, c’est la salle d’écoute où j’étais seule pour visionner et écouter des films de chanteurs et chanteuses de fado. Bien que je ne comprenne pas les paroles, la musique m’a paru envoûtante et tellement empreinte de mélancolie que je me suis sentie gagnée par une tristesse que l’on peut qualifier de douce… une tristesse qu'on aime ressentir ! J’ai souvent entendu parler de la saudade mais ce concept était restée pour moi théorique. Dans le dictionnaire Larousse, ce mot est ainsi défini : comme « un sentiment de délicieuse nostalgie, un désir d'ailleurs »Mais saudade est un mot portugais du latin solitas, atis qui exprime un sentiment complexe, intraduisible en français. Or, je pense qu’en écoutant ces fados, j’ai eu une idée un peu moins flou de ce que signifie le terme.
En sortant du musée, en direction de la place du Commerce, on passe devant la Casa dos Biscos où est installée la fondation Jose Saramago. C’est un palais érigé en 1523 par le vice-roi des Indes, Afonso Albuquerque. Il est inspiré par le palais des Diamants de Ferrarre et présente un bossage en forme de pointe de diamant.
La casa dos Bicos
Afonso Albuquerque, je l’ai rencontré dans les Lusiades de Camoes, qualifié par l’écrivain de « terrible Albuquerque ». J'ai d’abord pensé que Camoes était choqué par les méthodes radicales, expéditives, extrêmement brutales, et pour tout dire définitives, utilisées par le vice-roi pour soumettre les révoltes lors de la colonisation des Indes pour le Portugal mais j’ai appris plus tard, en avançant dans ma lecture, ce que lui reprochait vraiment Camoes. C’est d’avoir condamné à mort des marins portugais de son équipage qui avaient violé des femmes indiennes ! Non que l’acte soit répréhensible en soi aux yeux de notre « terrible » Alburquerque mais c’était des vierges qu’il destinait comme épouses aux nobles portugais qui peuplaient la colonie. Pauvres marins punis pour si peu !